Oct 012012
 

Antigone de Jean Anouilh et par Marc Paquien, au Vieux-ColombierAntigone, fille des amours incestueux d’Oedipe et de Jocaste, est promise à un destin tragique. Elle n’en a peut-être pas la carrure, elle aurait sans doute voulu que cela soit autrement, vivre et aimer, être heureuse, ne pas mourir à vingt ans, mais voilà c’est son destin, sa malédiction. Elle ne saurait s’y soustraire. Elle le sait, nous le savons et c’est cela même, l’inéluctabilité de sa mort, cette terrifiante absence d’espoir, qui est tragique.

Ses deux frères, Etéocle et Polynice se disputant la couronne de Thèbes après l’exil d’Oedipe et le suicide de Jocaste, se sont finalement entretués. Créon, frère de Jocaste et nouveau maître d’une cité ébranlée par la guerre des deux frères, proclame l’interdiction que soit organisée des funérailles pour Polynice, sous peine de mort. Désigner un ennemi, stigmatiser sa traîtrise, rien de plus efficace en effet quand il s’agit de souder un peuple et affirmer sur lui son autorité. Mais Antigone ne se préoccupe pas de politique, elle n’a d’autre préoccupation que d’enterrer son frère, rendre le dernier hommage qui est dû à un mort. S’opposant au nouveau roi, désobéissant à sa loi, elle marche vers sa propre mort.

La tragédie d’Antigone est connue depuis Sophocle – et sans doute bien avant. Mais Anouilh a écrit son Antigone pendant la seconde guerre mondiale, sous l’occupation nazie, et la pièce sera montée pour la première fois au début de l’année 1944, à Paris. Créon serait alors Pétain, et donc Vichy, quand Antigone figurerait la résistance. S’il ne s’agissait que de cela, de la figure du Bien qui se dresserait devant la figure du Mal, ce serait plus trivial que tragique et cet Antigone de Jean Anouilh ne serait pas aujourd’hui encore d’une tant cinglante modernité.

Créon n’est pas le Mal, pas plus qu’Antigone serait le Bien. Créon, comme Antigone, a un rôle à tenir et la tragédie d’Antigone est aussi bien la sienne – il y perdra d’ailleurs un fils et une épouse. En cette affaire, Créon est celui qui est en charge, celui qui a des responsabilités autant que celui en lequel s’incarne l’autorité, il est le roi mais aussi le père – ou l’oncle puisque le père est mort -, il est l’adulte, celui qui se coltine avec la réalité du monde et sa complexité, responsable donc raisonnable. En un mot, il a ce qu’on appelle communément le mauvais rôle.

Antigone pour sa part n’a que vingt ans et possède toute la liberté que confère jeunesse et irresponsabilité. Elle peut se permettre d’écouter ce que lui dicte son cœur, d’agir là où la portent ses sentiments. Elle peut se permettre l’insouciance, des autres et du lendemain. Et elle ne va certainement pas y renoncer pour la promesse d’un bonheur à venir, puisque ce serait au prix ne serait-ce même que d’un petit compromis, puisqu’il s’agirait nécessairement d’un grand reniement. Elle a le beau rôle, celui d’avoir vingt ans et d’envoyer paître les adultes et leurs bons conseils, les pères et leur autorité soi-disant bienveillante, les vieux et leurs vieilles lois, tous ceux qui voudraient lui faire comprendre qu’il n’y a pas d’autres chemins que ceux qu’ils ont eux-mêmes empruntés, eux qui sont comme désabusés maintenant, à peine encore vivants.

Voilà la tragédie d’Antigone, selon Anouilh. La tragédie de ceux qui doivent choisir entre plier, se soumettre et vivre dans le renoncement – mais est-ce alors être encore vivant ? – et ne pas renoncer à soi mais en mourir. 

La mise en scène de Marc Paquien est on ne peut plus sobre et efficace. Il ne s’est agi pour ainsi dire que de choisir Françoise Gillard pour planter une Antigone petite et frêle, aussi mal fagotée que fragile, puis de créer le contraste. D’abord le contraste avec Ismène, la sœur raisonnable d’Antigone, qui quant à elle fait le choix de la vie. Marion Malenfant est aussi blonde et pulpeuse que Françoise Gillard apparaît mal coiffée, mal attifée et finalement peu féminine. Contraste ensuite, et surtout, avec Bruno Raffaelli qui plante un Créon massif et imposant, aussi grand et fort qu’elle est petite et frêle.

C’est à nouveau David contre Goliath, sauf qu’on ne se trouve pas là dans une de ces mièvreries bibliques où le Bien l’emporte nécessairement sur le Mal, où il y aurait nécessairement le Bien et le Mal. Quand la mythologie biblique tente d’imposer une vision d’une humanité telle qu’on pourrait la fantasmer pour peu qu’on veuille bien patauger dans un océan de simplisme, la mythologie tragique nous jette au visage le monde tel qu’il est, avec son irréductible complexité. Elle nous tend sans fard un miroir dans lequel nous contemplons sans gloire nos propres déchirements intimes.

Inutile d’en dire plus, ce spectacle est à ne pas manquer. C’est du grand théâtre parce que c’est un grand texte qui a été respecté par un metteur en scène subtil et joué par des comédiens impeccables.

Cependant, si cet avis est assez généralement partagé, je me permets de penser qu’un des arguments régulièrement avancés pour tresser des lauriers à ce spectacle est particulièrement aberrant. Beaucoup écrivent pour souligner combien cette pièce est actuelle qu’Antigone apparaît ici comme la figure de la résistante, cette indignée qui se dresserait de toute sa fragilité et son impuissance contre les forces oppressives et mauvaises, forcément mauvaises, des puissants. C’est non seulement réducteur et complaisant, mais c’est surtout un contre-sens.

C’est précisément parce que l’opposition entre Antigone et Créon n’est pas binaire, pas manichéenne pour un sou, que cette pièce et ce spectacle sont une réussite. Et on rappellera qu’en 1944 beaucoup prêtèrent à Anouilh un engagement collaborationniste, parce que précisément Créon pouvait sembler avoir raison et Antigone n’être en réalité qu’une petite écervelée un brin fanatique.

Ce qui fait la grandeur des héros de la mythologie grecque c’est précisément qu’ils n’en sont pas. Pas plus Antigone qu’Achille. Pas moins Créon que Pâris. Ce qui fait la grandeur d’Antigone c’est qu’elle n’est ni Superman ni James Bond. Elle ne combat pas le Mal, pas plus d’ailleurs qu’elle ne combat Créon, et si elle livre un combat c’est d’abord contre elle-même, d’abord et surtout contre elle-même, afin de s’arracher à cette condition humaine qui l’étouffe… et dont elle ne saurait s’arracher. Elle est Antigone et cela suffit à en faire une héroïne.

Elle est Antigone. Le coup est parti, la balle est en route, elle va mourir. Il ne lui reste que le temps de dire à quel point c’est douloureux. Seulement le temps d’aller à la rencontre de la balle et de sa propre mort. Et de dire.

 

Et puis, et puis, saisir cette occasion pour me souvenir que j’ai commencé à comprendre et à aimer le personnage d’Antigone après avoir lu l’Antigone de Henry Bauchau. Un roman d’une saisissante beauté et que je vous encourage à lire, si ce n’est déjà fait.

Henry Bauchau est mort la semaine dernière. Il aurait eu cent ans dans quelques semaines, il a été un des immenses écrivains Français de la deuxième moitié du XXème siècle et, pourtant, les hommages qui lui ont été rendus ces derniers jours n’ont guère été bruyants – c’est le moins qu’on puisse dire !

Saisi d’un doute, je parcours le Télérama de cette semaine : son nom n’y figure pas. C’est incompréhensible.