Mar 082010
 

salaire argent eurosLe débat est un serpent de mer qui rampe à travers la toile et se fait des nœuds. Cette fois – et ce n’est pas la première fois – il a lieu chez Thierry Crouzet et rebondit chez Narvic.

Le premier pose la question : Vivre pour écrire ou écrire pour vivre ? Le second interroge Auteur en ligne, un projet insensé ? Deux questions, puis deux longues réflexions, qui pour être intéressantes, mènent l’une et l’autre dans la même impasse : il n’y a pas de modèle économique qui assure une rémunération aux auteurs en ligne.

C’est que l’un et l’autre ignorent ou feignent d’ignorer que l’essence même d’internet est la gratuité.

Certes, de plus en plus de produits sont vendus via Internet, mais Internet ne fait office là que de vitrine. Les produits sont exposés, les prix affichés, l’information est disponible, ainsi que les moyens de comparer, de prendre des avis, de décider de son achat. Mais le produit lui-même n’appartient pas à Internet. Il s’agit d’un billet de train, d’un lave-vaisselle, d’une place de cinéma ou d’un chandelier…

Internet, c’est d’abord la gratuité. Et les auteurs ne sont pas les premiers à avoir tenté de sortir de ce qu’ils considèrent comme un écueil. Personne n’y parvient pour la simple et bonne raison que tout ce qu’on pourrait vouloir vendre sur Internet et qui peut se ramener à des zéros et des uns sera également disponible gratuitement.

C’est le miracle d’Internet, il y a toujours quelqu’un qui est disposé à vous fournir gracieusement les zéros et les uns que vous recherchez. Et Google est là pour vous mettre en relation.

Vous cherchez ce qui ne va pas avec votre installation de chauffage ? Vous voulez apprendre à poser du carrelage ? Vous voulez savoir ce qui se passe en France aujourd’hui ? Vous souhaitez obtenir un conseil juridique ? Vous voulez voir de jolies photographies d’une forêt sous son manteau de neige ? Lire un texte qui saura vous émouvoir ? Vous faire réfléchir ? Vous faire rire ou vous tirer des larmes ?…

Tout cela se trouve gratuitement sur Internet, ou le partage n’est pas un vain mot. Partage des savoirs et des compétences, mais également partage des talents, y compris artistiques. On trouve sur Internet de magnifiques photographies, des courts-métrages enthousiasmants, et un foisonnement d’excellents textes – courts ou longs – et que leurs auteurs mettent gratuitement en ligne.

« Mon produit est original », clament à l’unisson journalistes et artistes – ou du moins entreprises de médias et maisons de production. « Il ne saurait se réduire à des zéros et des uns. » Ils ont raison.

Je vais ici oublier les journalistes, leur problématique particulière n’étant pas mon propos, et me contenter de donner mon point de vue sur la question de la rémunération des artistes, de leurs propositions originales – leurs oeuvres.

Pour commencer, artiste, ce n’est pas un métier. Cela ne signifie pas qu’il faille nécessairement crever de faim, mais ce n’est pas un métier et l’art n’est pas, ne peut pas être un moyen de gagner de l’argent. L’art est une fin en soi. Mieux, c’est un don – ça sort de soi et ça se propulse avec violence vers l’Autre.

Cela ne signifie pas qu’il faille nécessairement crever de faim, ni que l’artiste soit nécessairement maudit. Mais l’artiste est par nature en-dehors de la sphère marchande. Il ne saurait d’ailleurs décréter la valeur marchande de son œuvre. Plus prosaïquement, le prix de son œuvre est exclusivement déterminé par la demande – ce qui d’un point de vue de l’économie de marché est pour le moins particulier. L’art n’a littéralement pas de prix.

Le fait est que l’artiste n’a pénétré la sphère marchande qu’au cours de la seconde moitié du XXème siècle, que c’était très probablement une anomalie de l’hyperconsommation, anomalie à laquelle Internet contribue actuellement – et tout naturellement – de mettre fin.

Soyons plus précis : depuis toujours, l’immense majorité des artistes n’a jamais vécu de son art. Certains exerçaient une activité alimentaire parallèle, d’autres vivaient d’une rente, beaucoup tiraient le diable par la queue. Seule une minorité avait la chance de pouvoir vivre de leur art. Cela toujours été ainsi et c’est encore le cas aujourd’hui : la majorité ne vit pas des œuvres produites, quelques-uns seulement ont un protecteur.

Seule la nature du protecteur a changé : le prince, l’état, un mécène, aujourd’hui le marché. Et contrairement à ce que le credo libéral voudrait nous faire croire, le marché n’est pas un protecteur plus impartial qu’un autre : la main invisible n’a que faire de la qualité esthétique d’une œuvre, et n’est pas davantage une découvreuse de talents.

Je ne voulais pas faire long, aussi vais-je m’en tenir là : L’internet est un espace de gratuité retrouvée qui tend à expulser l’art de la sphère marchande où il avait fait une brève incursion. Il est tout à fait vain de penser que simultanément l’internet puisse offrir un nouveau marché pour une expression artistique, fut-elle nouvelle.

La question de la rémunération des artistes demeurent posée. Et c’est une bonne chose. Parce que cette incursion dans la sphère marchande avait créé l’illusion que cette question était réglée. Hors un petit nombre que le marché de l’art privilégiait, les artistes n’ont jamais réussi à vivre de leur art.

Pour le reste, disons seulement qu’un auteur n’est pas nécessairement un artiste, qu’un bloggeur – même doué de certains talents – reste un bloggeur et que l’existence même de la gratuité rend tout modèle payant absolument non viable.

Internet n’est qu’une immense zone de gratuité, où s’épanouissent librement le partage de l’information, les échanges sociaux et une création tout à fait originale. Et qui très accessoirement est mis à profit par les marchands traditionnels pour faire office de vitrines commerciales.


Source : Auteur, internet et gratuité