Juin 252016
 

coup de foudre 

Tu vas bien ?

Il a coupé la sonnerie. Le téléphone vibre sur la table. Grésillement discret. Il en faudrait davantage pour le sortir de sa rêverie. Gainsbourg chante qu’il va et qu’il vient tandis qu’il tourne les pages de son livre, trop lentement pour qu’on puisse être convaincu qu’il lise. Les mots pénètrent par ses yeux, l’un après l’autre, effleurant son esprit brumeux avec la légèreté d’un souffle, mots décousus ne se tissant pas en phrases ni ne faisant sens. Comme une petite musique douce et silencieuse. Le rythme des mots.

Tout est ok pour toi ?

La nuit est tombée depuis déjà longtemps. Deuxième moitié d’un automne tardif. Elle survient tôt la nuit, de plus en plus tôt en cette saison. Dehors la température est inhabituellement clémente. On ne la lui fait pas pourtant, l’hiver est pour bientôt. Il sourit. Quelque chose me dit que je vais l’aimer, cet hiver qui vient. Il referme son livre et le pose sur la table, à côté du téléphone, sans avoir pris soin de marquer la page. Sans consulter le téléphone non plus.

Tu es où ? Tout va bien ?

Il se lève, se faufile entre la table basse et le canapé taupe. Trois pas vers l’arrière et le voici dans la cuisine où il attrape à deux doigts un verre posé à côté de l’évier, ouvre de l’autre main le frigo puis le compartiment à glaçons. La bouteille de vodka lui brûle la paume. Le verre est sale. Il retourne s’asseoir dans le fauteuil et ingurgite la première gorgée directement au goulot. Pour frimer. Il sourit encore. Et Janis Joplin pleure.

Ce n’est pas tant qu’il se trouve particulièrement amusant, c’est simplement qu’il est amoureux. Un rien le fait sourire. Tout le fait sourire. Et il a bien conscience que c’est elle, que tout c’est elle, elle qui s’est mise à exister en tout et qui le fait sourire. Cela fait si longtemps que je n’étais pas tombé en amour. Trop longtemps ! A ne plus savoir ce que cela signifie, être amoureux. Il en était venu à envisager cet état où tout est ressenti avec excès comme une affection d’adolescent et qui ne le concernait plus.

Salut Alex. Donne de tes nouvelles…

Il a quarante ans depuis peu. Ça s’est bien passé, merci. Pas de crise. Elle aussi et elle non plus. Quarante ans assumés, pas de crise avouée. Il l’a rencontrée à sa fête d’anniversaire. Elle rayonnait, papillonnait, souriait à n’en plus finir. Sourires renversants. Il avait à peine eu l’occasion de lui parler. Elle n’en avait que pour ses vieux potes. Dansait avec eux, buvait avec eux, riait avec eux, tandis que lui se tenait à côté de la cheminée, feignant d’avoir reçu pour mission d’entretenir les flammes.

Il avait cru remarquer, au bout d’un moment, qu’elle le surveillait du coin de l’œil. Comme le lait sur le feu, s’était-il dit, empli d’une certitude qui ne lui était pas habituelle. Quelque chose me dit que je vais aimer, cet hiver. Cet hiver ? Non, il était tombé déjà. Depuis ses quarante ans et en amour. Il aimait déjà. Oui, s’il devait en croire les douloureux soubresauts dans sa poitrine chaque fois qu’elle dirigeait son regard sur lui, et son sourire, il aimait déjà. Son sourire radieux. Bienveillant aussi. Impossible de douter qu’elle avait noté sa présence. Une présence qui ne lui était pas désagréable. Pour le moins. Tombé, renversé par son sourire, et en amour.

Et puis elle était venue lui parler. Fais attention de pas prendre feu. Avait-elle dit. Il n’avait rien trouvé à répondre, s’était contenté d’un sourire idiot. Elle avait enchaîné, avait entretenu une petite conversation sans importance pendant cinq minutes trop courtes. Je crois que je dois aller souffler mes bougies, avait-elle concédé tandis que tonitruait dans leur dos un joyeux anniversaire importunA bientôt ? J’espère. Oui, j’espère… Dans l’orbe de son regard, il avait ressenti une confiance en lui, en elle et lui, à toute épreuve. Il était certain de ce qui leur était arrivé, qu’il s’agissait d’une belle et soudaine rencontre amoureuse, c’est-à-dire que le sentiment, le sien, était partagé, par elle, et ne demandait désormais qu’à se dire, se vivre et s’épanouir.

Et puis il était rentré chez lui. Et puis tout s’était effondré. Salut c’est Alex. J’étais le gardien du feu à ta soirée. JB m’a donné ton numéro. J’ai la permission de t’écrire ? Ou dois-je me taire à jamais et fondre en larmes ? Message envoyé. Trop tard sinon pour regretter. Tu peux fondre en larmes, imbécile ! Tu aurais pu au moins te relire.

C’est ce soir-là, trois jours après la fête d’anniversaire au cours de laquelle il avait fait la connaissance de Lucie, qu’il était allé acheter une bouteille de vodka. De la polonaise. Pas bonne mais pas franchement mauvaise non plus. Il était sorti en oubliant son portable, comme à son habitude. Moins un oubli qu’une tentative pour imaginer qu’il pouvait parfaitement s’en passer. Il avait enfourné la vodka dans le compartiment à glaçons et s’était empressé de consulter ses messages. Oui oui.

Oui oui ? Permission d’écrire et de fondre en larmes ? Permission d’écrire, et puis aussi celle de fondre en larmes ? Oui oui, pourquoi pas, tu fais bien comme tu veux, mon garçon. Elle l’avait fait exprès et puisqu’elle l’avait fait exprès cela signifiait qu’il pouvait avoir le sourire. Il fallait être aveugle pour ne pas voir, imbécile pour ne pas comprendre. Il ne s’explique pas que le malicieux redoublement de ce oui était parvenu à le plonger dans de tels affres. Si au moins elle avait ajouté un smiley. Lui le pince-sans-rire aurait voulu qu’elle se fende d’un smiley, façon clin d’œil appuyé et grosse claque dans le dos. Hey mon pote, te bile pas, je déconne. Il n’est d’oxymore plus tragique que l’humour au premier degré. Il méprise les smileys.

Tu es chez toi ? Tu vas bien ?

Il n’est d’oxymore plus tragique que l’humour au premier degré. Il fait le malin ce soir à ressasser fièrement son petit aphorisme mal balancé, mais il n’en menait pas large ce jour-là. Ecorché vif par trois voyelles répétées, à peine acérées pourtant. Parfaitement inoffensives en vérité, mais la moitié de la bouteille de vodka avait été nécessaire pour qu’il ne cède pas à l’envie de fondre en larmes. Il s’était finalement décidé à répondre à sa permission d’écrire.

Les mots n’étaient pas venus et il l’avait appelée. A l’ancienne. Bien entendu il avait lamentablement bafouillé, s’était couvert de ridicule. Elle avait trouvé ça charmant, très sexy, avait-elle affirmé plus tard, quand ça n’avait plus tellement d’importance, parce qu’ils s’étaient revus, s’étaient embrassés et qu’elle avait accepté son invitation à le rejoindre chez lui.

Je suis inquiète. Appelle-moi. Bisou. Maman

C’était dans l’après-midi, aujourd’hui même, et c’est elle qui l’avait embrassé. Merveilleuse après-midi. Comme on danse éperdument et qu’on comprend que les corps s’accordent. Ils avaient parlé beaucoup, interminablement, passionnément. C’était inutile. Regards et sourires entremêlés disaient l’essentiel. Ils avaient toute une vie pour les mots, toute une vie pour se raconter. Pour écrire surtout, ensemble, leur propre histoire. Ils s’aimaient.

Il l’aimait et comprenait soudain qu’il n’avait auparavant jamais aimé. Parce qu’il n’avait jamais ressenti l’inexplicable certitude d’aimer. Parce qu’il n’y avait jamais crû, à cette possibilité que l’amour soit cet absolu qu’on lit dans les romans, ou qu’on voit au cinéma, soit ce sentiment pur qui loge bien davantage dans les tripes que dans l’esprit, lequel n’y peut pas grand chose en vérité. C’était une révélation qui le laissait groggy, lui qui se targuait jusque-là d’être avant tout un cérébral, lui pour qui le cœur était une simple construction de l’esprit et à laquelle on choisissait ou non de se laisser prendre et de s’abandonner. Le voilà qui avait découvert qu’aimer n’avait aucun sens, qu’aucune définition n’était à même de rendre la réalité du bouleversement qui s’était produit en lui et continuait de se produire, et qu’aucun mot ne pouvait décrire parce que l’amour plus qu’un sentiment est une transcendance, une épiphanie de soi-même, de l’être qu’on ne savait pas être et qui se révèle soudain dans une multitude de petites explosions à l’intérieur de soi, faisant de chaque pore de la peau un petit cratère souriant.

Il l’avait littéralement dans la peau et ça c’était passé en une après-midi inoubliable à déambuler à ses côtés dans les rues de Paris. Devoir y mettre fin avait été un déchirement, une douleur brutale malgré la promesse de retrouvailles en fin de soirée. Elle l’avait embrassé, avait dit que ce dîner au Petit Cambodge était déterminant pour son avenir professionnel, qu’elle ne pouvait ni l’annuler ni le reporter, et puis l’avait embrassé encore. Je sonne chez toi dès que possible et puis je ne te quitte plus jamais. Il attend désormais simplement que cela se produise. C’est imminent et il se sent bien.

Tu vas bien ? Lucie est avec toi ?
J’ai des nouvelles de tout le monde sauf de vous deux.
Bises, JB

Il a coupé la sonnerie. Le téléphone vibre sur la table. Les yeux fermés, un sourire au lèvre, il grimpe aux marches de Stairway to heaven.

 

 

Les Amants