Oct 062008
 

Via le formulaire de contact de ce site me parviennent deux sortes de messages qui se répartissent en quantités à peu près égales : des spams parce que mon filtre n’est pas assez robuste, et des petits mots de lecteurs, le plus souvent très aimables – mais il est assez probable que ceux qui auraient éventuellement des choses désagréables à me dire ne prennent généralement pas cette peine (c’est d’ailleurs bien dommage : je serais tout autant intéressé par quelques judicieuses critiques).

Le nombre relativement limité de ces messages me permet sans mal de répondre à chacun. A l’occasion, cela donne lieu à quelques échanges tout à fait sympathiques. Mais j’ai trouvé ce matin le message suivant dans ma boîte auquel je ne sais pas répondre :

objet : Demande

Bonjour monsieur,

Je suis toujours aussi agréablement surpris lorsque je visite votre site ; vos oeuvres sont pour moi toujours aussi magistrales et déroutantes, mais tellement attachantes.

Pourrais-je avoir une photo dédicacée ?

Cordialement vôtre, Jacques xxxxx

[xxxxx adresse postale xxxxx]

Je ne sais pas répondre parce que je ne parviens pas à me défaire de l’idée que c’est une blague.

Non pas que la demande d’une photo dédicacée serait en elle-même ridicule, pas plus que l’éloge qui la précède. L’incongruité ne provient pas de Jacques ou de sa demande, mais du fait qu’à mes yeux je n’ai encore rien écrit qui puisse me valoir un tel honneur, qui puisse m’autoriser à penser qu’il serait envisageable de répondre à une telle demande, à penser que cela puisse être autre chose qu’une blague. Quand jour après jour je constate la difficulté que j’ai à m’extirper d’une certaine médiocrité littéraire, il me parait inconcevable que d’autres puissent dans le même temps prendre à ce point plaisir à me lire, à lire tel ou tel texte qu’il m’a fallu à moi tant de labeur pour le commettre et qui me procure tant de cruelles insatisfactions, inconcevable d’être cet écrivain qui existerait pour quelqu’un au-delà des mots qui ont été écrits.

C’est pis que cela. De toutes les choses que j’ai écrites, la seule qui m’a donné quelque satisfaction, celle que j’ai pris un plaisir entier à écrire, celle sur laquelle je n’ai en vérité pas trop peiné et en laquelle je parviens finalement à me reconnaître un peu, est aussi celle qui provoque le moins d’enthousiasme, voire le plus de critiques chez ceux qui ont bien voulu la lire. C’est tout dire de mes incapacités et il y a tant d’autres auteurs maladroits ou poussifs qui sévissent, et nombreux aussi parmi ceux qui sont édités et dont les livres garnissent les rayons des librairies comme autant de bouses sans âmes et qu’on vend parfois par dizaines ou centaines de milliers comme autant de rouleaux de PQ parfumés à la violette, que je me refuse le confort égotiste et prétentieux qu’il y aurait à me dire ou me vivre écrivain.

J’ai trop de respect et d’admiration pour les vrais écrivains pour galvauder leurs talents d’artistes en feignant d’ignorer que ce qui me manque, pour le moins, c’est précisément la sensibilité de l’artiste, cette capacité à abolir la frontière entre l’en-dedans et l’au-delà de soi, à la sublimer en autre chose qui est encore eux et qui dans le même temps deviens nous et nous parle. Je sais trop quel est mon propre enfermement.

Une photo de moi dédicacée ? Ce serait consentir à me hisser plus haut que moi-même en me plaçant sur le piédestal de l’écrivain où je considère pour l’heure (et probablement pour longtemps encore) n’avoir rien à faire. Mais d’ailleurs, l’artiste a-t-il jamais quelque chose à faire au-delà de son oeuvre ?

Prenons la question par l’autre bout. Si je demandais à Jacques, ou à n’importe lequel d’entre vous qui me lisez actuellement, de m’envoyer une photo dédicacée, que pourriez-vous penser ? Que de toute évidence ce n’est rien d’autre qu’une vaste blague. Un peu d’ironie dont il serait tout à fait insensé de chercher à se flatter.

C’est précisément pour cette raison, donc, que je tiens à remercier Jacques. Pour le rappel utile dont sa lettre est l’occasion : ne pas oublier qu’il y a d’une part les mots que je fais et de l’autre celui que je suis, et entre les deux une distance qu’il s’agit de réduire mais qu’on ne saurait tout à fait abolir.

Ainsi, chaque texte que j’écris est la tentative d’une photographie d’une part de moi. Le jour où le cliché sera un peu réussi, il s’agira alors d’en tirer quelques exemplaires à exposer et qui feront un livre. En attendant, écrire parce que c’est mon chemin et ne rien en attendre parce qu’il n’y a rien au bout que moi-même.

Source : La lettre de Jacques