Avr 102006
 

J’ai commencé par une nouvelle, comme tous les écrivaillons, ou beaucoup d’entre eux. Comme on fait quand on pense en avoir fini avec les petits poèmes adolescents et leurs relents néo-pubères.

Une nouvelle, parce que ça semble plus simple, et aussi parce qu’on s’imagine qu’il sera moins douloureux de mettre dix pages au panier plutôt que trois cents. L’impression que cela fera moins mal. Ce n’est pas vrai, on y met autant d’orgueil et il suffit d’une demi-page pour comprendre comme il est difficile de se confronter à ses propres insuffisances, ses propres incapacités, savoir qu’on n’a rien produit qui puisse prétendre à davantage qu’à ce grand catalogue des médiocrités dont on tire de médiocres livres. Toutes ces merdes auxquelles on passe un ruban et qui s’exposent sans pudeur sur les présentoirs prétentieux des librairies de France.

Ce n’est pas pour cela qu’on écrit. On voudrait bien que cela ne fut pas pour ce résultat trivial, trop éloigné des ambitions supérieures de l’artiste qu’on prétend être ou devenir – mais je ne crois pas qu’on puisse devenir artiste, pas en tout cas comme on devient boulanger, à force de travail et d’abnégation ; il y a autre chose, mais quoi ?

Certes, le ruban est utile. C’est tout de même qu’il faut bien vendre un peu, être lu. A quoi bon écrire sinon. Exposer son cul, seul dans l’obscurité d’une pièce aveugle, ce n’est pas pour cela qu’on écrit. Pourtant, le tintement de la monnaie dans l’escarcelle, trace tangible et certainement pas vulgaire laissée là par un lecteur qu’on ne voit ni n’entend, ce n’est pas non plus ce après quoi l’on soupire.

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Exposer son cul. Ce besoin qu’on a de s’exprimer. Dire et être entendu. Ecrire et être lu. Etre sincère et séduire. Vendre mais sans faire du commerce. Ne pas chercher à plaire, mais plaire quand même.

On ne montre pas son cul pour que celui qui le regarde le trouve beau et se mette à bander. Il faut néanmoins qu’il soit présentable, visible et regardé pour qu’on puisse justifier de le montrer. Etre lu pour justifier que l’on écrive. Et donner un peu de plaisir aussi, pour justifier que l’on existe.

C’est donc un miroir que l’on espère. Toute la différence entre le strip-tease et l’exhibition : le plaisir de l’autre, dans un cas comme une finalité, dans l’autre comme un simple hommage. Un écrivain est un exhibitionniste, pas une strip-teaseuse. Il ne s’agit pas pour lui de plaire, il ne s’agit pas d’abord de cela, ni surtout des artifices dont il faudrait user pour y parvenir, s’assurer que l’on va pouvoir vendre beaucoup.

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Au début, c’était facile. Les idées venaient à moi sans qu’il me fut besoin de les appeler. Je n’avais qu’à poser les mots, les ordonner et hop ! une nouvelle. Et puis une autre. Et bientôt six qui firent un recueil. Un peu trop longues ? Pas grave, il n’y a qu’à dire que ce sont des récits. Un recueil de récits, voilà.

De la merde ? En réalité, même pas. Pas si mauvais pour un début. De sympathiques petites histoires. Pas beaucoup d’humour certes, mais un peu quand même. Pas vraiment écrites avec les tripes mais bon, quelques moments d’émotion à l’occasion. Qui leur tireront bien une larme ou deux. Des mots, des phrases, un livre donc.

La potentialité d’un livre comme il y en existe des milliers et en moi, rien. Sensation de rien. De la poudre aux yeux, des paillettes, du vent. Je n’y étais pas. Je n’avais rien donné qui m’appartienne, un peu de bile tout au plus. Même pas mal. J’étais encore debout, coincé dans mon douillet petit cocon qui deviendrait aussi mon cercueil. J’avais tombé la cravate, et puis quoi ? Et aujourd’hui encore, quoi ? Toujours ce putain de noeud autour de mon cou trop large, ce noeud bien serré et qui m’empêche de gueuler comme un porc. Allez, un petit effort mon garçon, laisse-toi donc égorger. Qu’on voie enfin tes tripes.

Sept ans et j’ai tout gardé à l’intérieur. Sage petit bonhomme.

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Bon, tout de même, envoyons ça aux éditeurs. En reçoivent des paquets de cette bouillie sans odeur ni saveur. En publient même puisque ça se vend pour peu que l’emballage… Pourquoi d’ailleurs feraient-ils la fine bouche ? Sont pas là pour faire des entrechats, après tout.

Pas d’angoisse en tout cas. Un refus ne signifiait pas que c’était mauvais, simplement que ce n’était pas génial. Ça, merci, je le savais. Me déplairait pas moi, pourtant, de pondre un truc génial. Même trois lignes. Faudrait que ça me fasse mal comme de s’arracher lentement une oreille. J’y suis prêt. On ne crée pas à partir de rien. Il faut donner de soi. L’art…

Mais je ne vais pas me mettre à disserter sur l’art. Tout le monde s’en fout. Moi en tout cas je m’en fous. Je ne sais pas ce que c’est, l’Art. Ne veux surtout pas le savoir. Je ne suis pas à la recherche d’une expression ni d’une reconnaissance artistique. Je ne cherche qu’à dire et raconter, créer pour cesser de vivre et enfin exister, créer à partir de moi pour être et cesser de mourir connement comme un lapin au milieu de la route qui crève en regardant les camions lui passer dessus et les compte : un deux trois me casse les noix, quatre cinq six chaire à saucisse…

Enlever la peau, fouiller dans les chairs à mains nues et mettre le tout sur la table. Pousser les mauvais morceaux en avant, ceux qui sentent le plus fort. Parce qu’il s’agit que ça pue pour que ça vaille un peu la peine. Il s’agit de sortir sa merde et en faire de la dentelle. C’est ça l’inspiration, se nourrir de sa propre matière fécale. Et écrire, finalement, ce n’est que vomir avec un peu d’élégance.

N’en suis pas là. Ne sais pas comment m’y prendre, pour entrouvrir les vannes. Laisser couler un petit filet. Et j’observe avec grand intérêt ce qui sort des autres, mes contemporains. Pas grand-chose le plus souvent. Aucun souffle de vie, ou de mort. Aucun souffle du tout. Quelques malheureuses petites pages et imprimées en gros caractères pour que ce soit plus facile à lire, des phrases creusent et qui se la racontent. Des petites histoires de cul avec des gros mots. Pas de vulgarité surtout, juste un petit peu de soufre pour que ça hume moderne. C’est le parfum contenu du scandale qu’on y trouve, rien d’autre. Le must en ce moment : des femmes qui parlent de leurs culs en faisant des phrases courtes, un langage cru, pas plus de cent cinquante pages. Un bon produit marketing.

Pourquoi pas, d’ailleurs. Mais parmi ceux-là, combien d’écrivains ? Ils disent un peu, ils expriment un peu, ils racontent un peu, mais ils n’écrivent pas. Les mots sont posés sur le papier, en ordre, proprement, savamment même pour certains et tiens, ce serait presque joli, mais on n’y voit pas leur âme, ou la nôtre qui s’y reflèterait, ou une âme, n’importe laquelle. Leurs livres ne sont pas écrits et n’en sont pas, seulement un peu de papier et puis de l’encre.

L’écriture, c’est ce petit truc en plus qui d’un livre fait un livre vrai, la différence qu’il y a entre faire l’amour gentiment à sa femme et une bonne grosse baise avec une inconnue – ou quand on réalise que sa femme est aussi cette inconnue. Ecrire c’est tremper sa plume jusqu’aux entrailles et continuer à bouger le cul même quand vient la douleur. Cent fois, mettre l’autre cul par-dessus tête, et puis le laisser pour mort. C’est cela que fait un livre vrai à son lecteur : il le baise, le fait jouir et puis le fait mourir. Un bon petit bouquin, c’est de la branlette, c’est agréable, ça ne fait de mal à personne, merci et au revoir. Après vous êtes le même qu’avant, juste un petit peu plus proche de la mort. Mais on ne s’est pas ennuyé et c’est toujours ça de pris sur le non-être. Oui, sans doute, et puis quoi ? Et puis quoi quand une oeuvre vraie vous bouleverse et vous permet d’accéder à un peu d’éternité ?

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Apprendre l’humilité et seulement écrire avec ce qu’on a. Ne pas renoncer, avoir beaucoup d’ambition, mais savoir mesurer chichement ses prétentions. Viser un peu au-dessus du commun et tenter d’ignorer qu’on ne s’élèvera pas si haut que ceux dont on aime les livres et qui sont les seuls vrais écrivains.

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Oui, parvenir à hauteur de soi, ce serait déjà beaucoup.


Ecrire a hauteur de soi