Sep 222012
 

Foi Amour Esperance, de Ödön von HorvathFoi. Amour. Espérance. 

La foi dans la justice. L’amour de l’autre, celui qu’on reçoit et celui qu’on lui donne. L’espérance en un lendemain meilleur, en un à venir... Foi, amour, espérance, voilà tout ce qui est nécessaire à la vie, finalement. Ce souffle qui entretient la braise quand le feu menace de s’éteindre. Cette richesse qui demeure au pauvre quand il se trouve dépourvu de tout, quand il n’a plus ni argent ni travail. Cette richesse du pauvre qui quand elle vient à manquer à son tour conduit comme tout naturellement, inéluctablement, au suicide et à la mort. 

La foi dans la justice. L’amour de l’autre. L’espérance en un à venir. C’est ce qui demeure dans les cœurs, ce qui anime encore le peuple, au plus profond de la crise économique, avant que ne survienne la crise sociale, quand alors la société se délite tout à fait et produit son lot d’exclus et de désespérés, quand les individus se retrouvent seuls, sans foi et sans amour, sans espérance, irrémédiablement seuls.

Foi Amour EspéranceGlaube Liebe Hoffnung – est une pièce de Ödön von Horvath, écrite à Berlin dans l’entre-deux guerres, au début des années 30. L’Allemagne est en crise et le nazisme en germe – et même un peu plus, déjà. Comment cette crise et cette toile de fond politique affectent les gens du peuple, voilà tout ce qui a toujours intéressé l’auteur de Casimir et Caroline, ce qui est au cœur de chacune de ses pièces. Celle-ci, sous-titrée Une petite danse de mort, est d’une tragique noirceur.

Dès la première scène, une jeune femme – elle se prénomme Elisabeth – se présente à l’Institut d’Anatomie pour vendre son cadavre. Premier pas de cette petite danse de mort et qui en annonce d’autres. A la fin, ayant tour à tour perdu foi, amour et espérance, elle sera devenue ce cadavre.

Pourtant, Elisabeth ne veut pas baisser les bras. Elle a seulement besoin d’argent pour acheter sa carte de VRP, pouvoir exercer son travail de vendeuse de lingerie féminine et s’en sortir. Mais voilà, il y a les petits bourgeois et les notables, leur individualisme et leur indifférence, leur couardise et leurs trahisons. Il y a des hommes – surtout des hommes – parmi lesquels aucun n’assumera la responsabilité, chacun n’y voyant d’abord que la menace pour ses propres intérêts, de tendre une main secourable à cette femme de bonne volonté prise dans les engrenages bien huilés de l’exclusion.

D’une amende reçue naît un emprunt. De cet emprunt – et d’un malentendu – naît une accusation d’escroquerie. Une accusation qui, via une justice déshumanisée et un juge bureaucrate, conduit Elisabeth à faire quelques jours de prison, passif judiciaire qui l’enchaîne et sonne bientôt le glas de son histoire d’amour avec un fonctionnaire de police carriériste. Privée de la possibilité de travailler et donc de se nourrir, abandonnée par son amant, trahie par tous, seule et sans espoir, Elisabeth met fin à ses jours en se jetant dans le canal. 

« Sans foi, amour, espérance, pas de vie possible », avait soufflé l’amant à Elisabeth, en guise d’encouragement. « Facile à dire pour un fonctionnaire de police » lui avait-elle répliqué… En effet !

Mais il ne s’agit pas d’Elisabeth, ou plutôt il ne s’agit pas que d’Elisabeth. Ceci est un drame de la vie du peuple, pour reprendre les mots d’Horvath lui-même. Et c’est certainement dans le but d’appuyer sur la dimension universelle de la pièce que Christoph Marthaler, le metteur en scène, a choisi de faire interpréter le rôle d’Elisabeth par deux comédiennes. Simultanément sur scène tout au long de la pièce, l’une apparaît alors comme l’ombre de l’autre, l’ombre des milliers d’Elisabeth broyées par la crise, la bureaucratie et les petites mesquineries des hommes. Et à la fin ce sont cinq corps de femmes, trouvées noyées dans le canal, cinq corps de suicidées qui sont exposés sur la scène. Parce qu’il ne s’agit pas d’un drame domestique mais bien d’un drame social. Parce qu’il ne s’agit pas en réalité d’un suicide, mais d’un assassinat, celui commis par une société malade d’elle-même sur un peuple et les individus qui le forment.

Et ainsi, au travers du redoublement de la comédienne – plusieurs scènes sont jouées deux fois, successivement -, il ne s’agit pas que de la petite danse de mort d’Elisabeth, mais de tout un ballet. Sentiment renforcé par le fait que tous les changements de décor sont effectués, non pas comme à l’ordinaire par des techniciens dans l’ombre, mais par les deux Elisabeth qui, sous les ordres du baron – lequel est également en charge de dire les didascalies -, tirent et poussent les éléments du décor, mettent en place chaque tableau. Et le baron, notable parmi les notables, devient ce qu’il est, le grand ordonnateur, le chorégraphe assassin de la petite danse de mort d’Elisabeth – et de ses doubles.

Et puisqu’il ne s’agit pas non plus uniquement de l’Allemagne des années 30, mais bien de toute société humaine confrontée à la crise et à ses propres errements, l’individualisme, l’indifférence et le repli sur soi – la disparition de l’esprit de solidarité, disons-le tout net -, Christoph Marthaler place ses comédiens dans un décor et des costumes parfaitement intemporels, qui feraient d’ailleurs d’avantage penser aux années 70 qu’à l’entre-deux guerre, quand un juge ressemble à un juge, un fonctionnaire de police à un fonctionnaire de police, et un notable à un autre notable.

Et puisqu’il s’agit enfin d’une petite danse de mort, la musique est comme de juste omniprésente tout au long des 3h30 que dure le spectacle. Une musique désincarnée pour une très lente danse de mort. Désincarnée, pas tout à fait : dans la fosse d’orchestre, à l’avant-scène et au milieu des partitions et de sièges seulement occupés par de vieux hauts-parleurs, un homme seul, tour à tour pianiste et chef d’orchestre, à la fois musicien et comédien, se démène comme un beau diable pour tenter d’insuffler un peu d’harmonie dans cette société qui s’en trouve cruellement dépourvue, où toute musique semble d’abord provenir d’outre-tombe, depuis la Marche funèbre de Frédéric Chopin jusqu’au Temps des cerises.

La prestation de ce comédien-musicien, Clemens Sienknecht, est exceptionnelle et n’est pas pour rien dans la beauté d’un spectacle où l’ironie douce-amère, l’humour grinçant, et parfois l’absurde, aident le spectateur à digérer le terrifiant réalisme de ce qui se déroule sous ses yeux, ce drame qui demeure d’une étonnante et désespérante actualité.

Le théâtre n’est décidément jamais aussi puissamment subversif que quand il est politique. A moins que ce ne soit l’inverse…

 

Glaube Liebe Hoffnung