Oct 142010
 

Hamlet, Nikolaï KolyadaOn en finit jamais de redécouvrir Hamlet. Et d’aimer Shakespeare.

Il y a quelques années, Georges Lavaudant nous avait régalé d’un Hamlet tout en songe. Il y a deux ans, Thomas Ostermeier déclarait son intention de « mettre un bon coup de pied aux fesses » à un Hamlet qui n’en finissait jamais de ne pas agir. Il fit d’Hamlet un dément, mais la mise en scène avait finalement semblé trop sage, trop respectueuse d’une œuvre devenue mythique, et ce malgré une première scène d’anthologie. C’est en assistant au spectacle de Nikolaï Kolyada et de sa troupe de comédiens déjantés que l’on comprend ce que cela signifiait, de botter le cul d’Hamlet.

Être, ou ne pas être. Là est la question. […] Qui en effet endurerait le fouet du siècle, l’orgueil qui nous rabroue, le tyran qui brime, l’angoisse dans l’amour bafoué, la loi qui tarde et la morgue des gens en place, et les vexations que le mérite doit souffrir des êtres indignes, alors qu’il peut donner son quitus de rien, d’un coup de dague ? Qui voudrait ces fardeaux, et gémir et suer une vie de chien, si la terreur de quelque chose après la mort, ce lieu inexploré dont nul voyageur n’a repassé la frontière, ne troublait notre dessein, nous faisant préférer les maux que nous avons à d’autres non sus ?

Acte III, scène première.

Hamlet, dépressif, est un spectateur résigné et morbide. Il regarde vivre les hommes, des ombres pitoyables et risibles qui marchent vers leurs tombeaux, qui se débattent entre vanité de vivre et peur de mourir. Une vie de chien, en effet, et ce sont des chiens, des hommes gémissant et aboyant au bout de leur laisse que nous donne à observer Kolyada.

« Que l’on me montre un homme qui ne soit pas l’esclave des passions », réclame Hamlet. Kolyada confirme qu’ils le sont tous, des esclaves et des chiens, qui dansent, jappent, bouffent, rotent, pissent et forniquent dans un décor constitué de tableaux de maître et de reproductions de la Joconde, comme pour nous rappeler que la beauté est illusion, que l’esthétique est une feinte et un songe, que le monde en vérité est un vaste champ de boue et de déjections. La femme, en particulier, donc l’amour, est une chimère : on voudrait aimer la Joconde et c’est avec une chienne que l’on fornique.

Voilà Hamlet, voilà sa folie, qui n’est rien d’autre qu’une lucidité noire. Hamlet qui est un fou qui joue au fou, un chien apeuré qui montre les crocs au reste de la meute, et aboie plutôt que de mordre.

Il est certain que j’ai le foie d’un pigeon, et manque du fiel qui rend amer l’outrage, car j’aurais déjà gavé tous les milans du ciel des tripes de ce chien… Quel scélérat ! Quel être de sang, de stupre ! Dénaturé, sans remords, et dissolu, et perfide ! Oh, me venger ! Mais quel âne je suis ! Et qu’il est beau que moi, le tendre fils d’un père assassiné, moi que ciel et enfer poussent à se venger, je déballe mon cœur avec des mots, des mots comme ferait une putain !

Acte II, scène 2.

Des mots plutôt que des actes, tel est Hamlet, ce triste héro de l’humanité, habité à la fois par l’envie et la crainte de mourir, désabusé, paralysé, tétanisé, mort et vivant à la fois, oscillant tragiquement entre l’être et le non-être. Hamlet, finalement, c’est l’histoire d’un spectre qui voit un spectre. Le spectre de celui qui est encore vivant, le fils, qui voit le spectre de celui qui est déjà mort, le père – et qui n’ont en commun que leurs ossements que se disputent les chiens.

La mise en scène de Kolyada, adossé à une troupe de comédiens époustouflante, fait la part belle à la noire vision de l’humanité que l’on observe comme à travers le regard d’Hamlet lui-même, c’est-à-dire sans doute de celui de Shakespeare. C’est osé, brutal et sans concession, c’est aussi bestial qu’intelligent, et c’est tellement réussi que les mots deviennent superflus. Car si le texte de Shakespeare est en effet largement amputé, tout Hamlet est là, dans l’absence des mots. Hamlet n’a plus besoin de parler, puisque nous devenons Hamlet et assistons au spectacle du monde depuis son intérieur obscur.

[Le] théâtre dont l’objet a été dès l’origine, et demeure encore, de présenter pour ainsi dire un miroir à la nature et de montrer à la vertu son portrait, à l’infamie son visage, et au siècle même et à la société de ce temps quels sont leur aspect et leurs caractères. […] Ah ! j’ai vu jouer de ces comédiens […] qui n’avaient ni la parole ni l’allure d’un chrétien, d’un païen, d’un homme ! Ils se dandinaient, ils beuglaient de telle sorte que j’ai pensé qu’ils avaient été façonnés par quelque apprenti de la Nature, et bien mal, tant ils singeaient abominablement l’espèce humaine.

Acte III, scène 2.

Mais c’est bel et bien en singeant abominablement l’espèce humaine que le théâtre de Kolyada nous présente le miroir de notre siècle où se reflète le visage déshumanisé de nos sombres existences.

Quel choc !

Post Scriptum : Mes petits camarades blogueurs se sont aventurés dans une chaîne un peu étrange, où ils prétendent traîter des effluves vaginales. Je n’ai pas été convié, mais William Shakespeare non plus qui pourtant a dit tout ce qu’il y aurait à dire à ce sujet :

« Au-dessous de la taille elles deviennent centauresses,
Bien que femmes au-dessus ;
Ce n’est que jusqu’à la ceinture qu’on trouve l’héritage des dieux,
Au-delà règnent tous les démons :
Là est l’enfer, là sont les ténèbres, là est le cratère sulfureux,
Brûlure, bouillonnement, puanteur, consomption […] »

Le Roi Lear, Acte IV, scène 6

Source : Hamlet, par Kolyada