Fév 122011
 

La Tempête, William Shakespeare, Declan DonnellanLa Tempête est de ces pièces de William Shakespeare qui ne se laisse pas aisément enfermer dans un genre. Ça part dans tous les sens. Une songerie tragicomique ? Un conte fantastique ? Un drame politico-philosophique ? Une féérie burlesque ? Une farce initiatique ? Tout cela à la fois ?

J’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots avec Declan Donnellan à l’issu de la représentation. Il dit : « Shakespeare, c’est l’anarchie ».

Voilà, c’est précisément cela, parce qu’il ne tente pas de normer Shakespeare, de le faire entrer dans une case, d’en donner une lecture monolithique et univoque, que Declan Donnellan parvient chaque fois à nous donner l’impression de découvrir Shakespeare, de comprendre un peu l’essence de son génie. Parce qu’il en accepte le caractère fondamentalement anarchique. Le théâtre comme une joie à la fois enfantine, délirante et désespérée.

Prospero est le prince déchu de Milan, exilé avec sa fille Miranda sur une île déserte suite à la traitrise de son frère et la complicité du roi de Naples. Douze années passées dans une pauvre caverne en compagnie de ses livres ont donné à Prospéro le pouvoir de commander aux éléments et aux esprits. Il est devenu le roi tout puissant de son île, tenant en esclavage Ariel, esprit positif de l’air et du souffle de vie et de Caliban, être négatif symbolisant la terre, la violence sauvage et la mort. Entre ceux-là, Miranda qui a désormais quinze ans est innocence mais aussi désir de vivre et d’aimer.

Quand vient à passer à proximité le navire transportant ses ennemis, Prospero use de sa magie pour provoquer une tempête. Le navire fait naufrage et les naufragés se retrouvent à la merci de celui qu’ils ont trahi. L’île devient alors le théâtre de la vengeance de Prospero, de la folie expiatoire du roi de Naples, de la félonie impuissante du frère de ce dernier, tenté en cela par le frère parjure de Prospero, des complots risibles de deux seigneurs napolitains, et des amours naissants de Miranda avec le fils du roi de Naples. Tout cela orchestré par Prospéro et mis en musique par Ariel, esprit invisible et subtil,  et Caliban, être cupide et fourbe – l’esthète et le sauvage…

Ça part dans tous les sens et La Tempête en devient une pièce casse-gueule pour peu qu’un metteur se trouve grisé par tant de matière et se laisse aller à un brin de mégalomanie. Ainsi en fut-il pour Daniel Mesguich il y a quelques années, à la Comédie Française :

D’entrée, [les comédiens du Français] en mettent plein les yeux, et les oreilles, puisque le bateau qui ramène de Tunis le roi de Naples et sa suite s’abîment dans les flots démontés. Gronde l’orage. Une palanquée de cordages relie les cintres à la portion du plateau noir qui va se soulever dans des fumées et tanguer jusqu’à figurer le pont de l’embarcation en passe de faire naufrage. Panique d’une brochette de tarzans à travers les haubans. Eclairs sur écran de tulle. Clignotements des lampions de la salle. Grand lustre un instant éclairé pleins feux. […]

dans Libération, critique de Mathilde La Bardonnie – 19/02/1998

Ivre de sa propre importance et des moyens quasi illimités dont il disposait, Daniel Mesguich massacra donc La Tempête tel un animal lourdaud au milieu de la porcelaine shakespearienne. Passons…

Mais Declan Donnellan est autrement plus humble, autrement plus subtil, dans sa mise en scène. Avec la complicité de son fidèle  et talentueux scénographe, Nick Ormerod, et se laissant porté par l’anarchie shakespearienne plutôt que d’essayer de la tordre ou de la dompter, il offre à un public qui s’en régale une représentation de La Tempête plutôt que de lui-même, délicieuse représentation du génie shakespearien.

Cela ne signifie pas que la mise en scène soit absente ou effacée. Elle est au contraire magnifiquement présente, simplement elle accompagne le texte, l’interprète avec à la fois subjectivité – comment faire autrement ? – et fidélité – c’est-à-dire intelligence et cohérence.

Et c’est ainsi qu’au détour d’une scène, il ne parait pas du tout incongru d’assister à une chorégraphie dans le plus pur style du réalisme socialiste, avec jeunes russes beaux et forts brandissant leurs faucilles…

Il faut là rendre hommage à l’exceptionnelle prestation de cette troupe de comédiens russes qui nous avait déjà subjuguée dans Boris Godounov. Décidément, ces comédiens russes, ils savent tout faire ! Non seulement ils possèdent tous les registres du comédien, du grotesque au tragique, habitent jusqu’au bout des ongles leurs personnages, l’interprètent d’abord avec le corps avant de lui donner une voix et des mots, mais ils sont également chanteurs et musiciens, acrobates et danseurs, mimes et circassiens…

Surtout, ils aiment être là et avant tout, c’est évident, parce qu’ils aiment le théâtre et le vivent.

Joie et émotions partagées. Merci. Bravo.