Jan 252014
 

canard-sauvage-BraunschweigStéphane Braunschweig est un metteur en scène qui ne déçoit, presque, jamais. Ces mises en scènes sont simples, sobres et efficaces et c’est le principal reproche qu’on peut lui faire : du coup, il ne surprend pas, ne nous éblouit jamais. Presque. Sauf quand il s’intéresse à Ibsen.

Après Peer Gynt, après Les Revenants puis Brand, après Une maison de poupée et Rosmersholm, Braunschweig poursuit donc son exploration du théâtre d’Ibsen par Le Canard sauvage. Et une fois encore, cette sobriété, cette intelligence du texte, ce respect humble de l’auteur, qui sont la marque de fabrique de ce metteur en scène, produit du très beau théâtre. Mais c’est sans doute aussi que c’est cela le théâtre, la rencontre d’un metteur en scène avec un auteur, cette alchimie qui se noue ou ne se noue pas.

Le canard sauvage est la métaphore de l’artifice et du mensonge. Que se passe-t-il si, après l’avoir blessé au cours d’une partie de chasse, l’on sort un canard sauvage du fond de l’eau où il était allé s’accrocher pour y mourir, ainsi que le lui commande son instinct de canard sauvage, et qu’on lui construit un habitat artificiel dans un grenier ? Sa vie est sauvée, mais quelle vie a-t-il désormais ? Bien loin de la vie idéale à laquelle pourrait prétendre un canard sauvage, une vie tissée par le mensonge et l’illusion, une vie corrompue, certes mais, tout de même, la vie, non ?

Hjalmar Ekdal est un pauvre type qui vit avec sa femme, Gina, sa fille de 14 ans, Hedvig, et son père, le vieil Ekdal, un ancien lieutenant déchu et alcoolique, auquel reste un dernier plaisir, lui qui fut chasseur d’ours, celui d’aller chasser le lapin dans ce fameux grenier où un petit coin de nature a été reconstitué et où revient à la vie – mais quelle vie ? – le canard sauvage. Un brave type sans talent et adepte de la procrastination, un doux rêveur convaincu qu’il parviendra à sauver l’honneur perdu de sa famille quand il aura mis au point sa grande invention, à laquelle il n’a cependant pas encore travaillé.

Gregers Werle n’a pas revu son ami Hjalmar, depuis 15 ans, depuis la déchéance des Ekdal dont il attribue la responsabilité à son père, qu’il craint, déteste et auquel il n’a jamais trouvé la force de s’opposer. Quand il apprend que la femme de Hjalmar est cette même Gina qui avait eu une aventure avec son père, sous le nez de sa mère mourante, et que Hjalmar doit en réalité sa survie et celle de sa petite famille aux bonnes grâces de celui-ci, Gregers comprend que la vie de son ami est un mensonge, une illusion qu’il s’agit pour lui de dissiper afin que Hjalmar puisse enfin vivre la vie idéale à hauteur de laquelle il peut prétendre s’élever, une vie fondée sur la transparence et la vérité.

Ainsi d’une vie-illusion un peu chiche mais confortable et bien ordonnée, la vie de Hjalmar et de sa famille va basculer dans la vérité et le désordre. Un désordre qui atteindra le chaos quand Hjalmar apprendra finalement que sa fille n’est pas sa fille mais celle du négociant Werle qui fut pendant tant d’année le protecteur de la famille, après en avoir été néanmoins le bourreau. La jeune et fragile Hedvig, convaincu d’avoir perdu l’amour d’un père qu’elle aime tant, ira se réfugier dans le grenier, auprès de son canard sauvage, et se logera une balle dans le cœur.

Comme souvent, le drame ibsénien confine au tragique. Dès lors que Gregers décide, au premier acte, de se donner pour « mission vitale » de révéler à Hjalmar l’illusion sur laquelle repose sa vie, que celle-ci n’est qu’un artifice, l’on comprend que tout cela finira très mal. Le coup est parti, la balle file sa trajectoire et, au terme de la représentation, elle aura atteint sa victime désignée. Toute la force de la tragédie est là, en ce qu’il est inutile d’en rajouter dans la noirceur, dès lors que le coup est parti tout déjà s’est assombri. On peut bien alors feindre le rire et la légèreté, jouer la comédie de l’espoir, la mort est au bout du spectacle. Il ne s’agit que de raconter les brefs ébats un peu ridicules, forcément ridicules, les soubresauts de ces êtres de chairs et de sang durant cet intervalle de temps que l’on appelle la vie.

Ici est le talent de Braunschweig et la grande réussite de sa mise en scène du Canard sauvage. Dans une mise en scène sobre, chaque comédien tient à la perfection, théâtralement mais sans affectation, le rôle qu’Ibsen avait attribué à son personnage dans le drame qui se joue entre eux, la force du tout étant sous-tendu par la conviction que l’on a que l’issue sera fatale. Pour ce faire, l’idée de Braunschweig est simple, trop simple, sans doute vue mille fois, terriblement efficace pourtant en cette occasion : dans un décor entièrement de bois, le pistolet qui sera l’instrument de la tragédie est accroché au mur, à la vue de tous, impossible à oublier.

Dès lors, nul besoin d’être démonstratif, il suffit que chacun s’abatte et se débatte, que chacun dise et fasse ce qu’il à dire et faire. Nul besoin de surjouer le tragique, nul besoin de rajouter des effets de sons ou de lumières pour accabler de noirceur les spectateurs, ils savent de quoi ils retournent et quand telle ou telle réplique fait sourire, ou quand telle scène verse dans la comédie, parce que les personnages à force de se caricaturer eux-mêmes en deviennent risibles, voire irrésistiblement drôles, cela importe peu puisque l’on n’oublie pas, puisqu’il est impossible d’oublier que le revolver finira par cracher une balle qui en réalité est déjà depuis bien longtemps hors du canon, qu’elle fend les airs sur une trajectoire rectiligne et irréversible, sourde à toute péripétie, vers son objectif qui est destruction et néantisation, et puis douleur infinie.

La mise en scène n’est démonstrative qu’en deux occasions. Dans la première partie, Werle, le père de Gregers, apparaît projeté en plan serré sur toute la surface de l’avant-scène, telle la statue du commandeur, manière qu’il soit bien entendu que pour le fils tout ce qui compte en réalité est de régler ses comptes avec celui-ci, que sa quête d’un idéal de vie dans la vérité et la transparence  n’est rien d’autre qu’une volonté désespérée de l’emporter sur un père corrompu , un père qui n’est que mensonges et tromperies, et qu’il rend responsable du désespoir puis de la mort de sa mère.

A la fin de la pièce, après que Hjalmar a appris la vérité de la bouche de Gregers, le sol de la scène se soulève et s’incline, de sorte que tous les personnages n’évoluent plus qu’en déséquilibre, toute leur vie se trouvant chamboulée par ce qui a été révélé, une vie devenue bancale. Elle ne retrouvera sa stabilité que dans la mort de Hedvig, cette jeune fille qui est le fruit du mensonge, un fruit corrompu, forcément corrompu et qui ne saurait désormais plus exister, puisque la vie idéale serait vérité.

Deux démonstrations pas nécessairement subtiles mais qui ont l’avantage de la sobriété. Au final, ce Canard sauvage, l’air de rien, est grand. Très grand. Intelligent dans le propos et doté d’une puissante charge émotionnelle. Du rire aux larmes. On n’en demande pas plus.