Mai 102007
 

Par Thomas PIKETTY

Libération – jeudi 10 mai 2007

Quelles leçons la gauche peut-elle tirer de la défaite de dimanche ? Pour certains, la cause était entendue depuis longtemps : la France s’est droitisée et s’est mise à rêver de Sarkozy, rien ne pouvait y résister. Argument peu persuasif : toutes les études montrent qu’une majorité de Français a toujours eu peur de Sarkozy et de ses dérives. Le vote Bayrou exprime clairement les craintes suscitées par le nouveau président, y compris à droite.

Pour d’autres, la défaite s’expliquerait par une erreur de casting : pas assez expérimentée, pas assez crédible, en particulier sur les sujets économiques, Ségolène Royal ne faisait pas le poids. L’argument ne tient pas : la candidate socialiste a démontré qu’elle avait les capacités et surtout la volonté de renouveler le logiciel économique de la gauche, en développant un discours positif sur la priorité donnée à l’investissement dans la formation et la recherche, en insistant avec force sur la responsabilisation des acteurs, la décentralisation et le refus du tout-Etat, les nécessaires contreparties entre droits et devoirs. Il est probable que seule Ségolène Royal, grâce à son extériorité par rapport au PS et à la légitimité conférée par le vote des militants, était en capacité de lancer l’appel au dialogue à Bayrou entre les deux tours, impératif politique et démocratique évident qui conditionne les victoires futures (comment prétendre prendre en compte les aspirations populaires en feignant d’ignorer que Buffet a rassemblé 1,9 % des voix et Bayrou 19 % ).

En vérité, la gauche a, avant tout, souffert d’un problème de timing. Il aurait fallu bien plus que quelques mois pour construire un programme présidentiel suffisamment charpenté. Pour développer des positions sociales-démocrates fortes et convaincantes sur les grandes questions économiques et sociales (enseignement supérieur et recherche, retraites, santé, fiscalité, marché du travail,…) qui, toutes, exigeront de douloureux ajustements intellectuels chez nombre de militants et sympathisants de gauche, plusieurs années de débats et de patient travail de conviction sont nécessaires. Désignée en novembre, et quels que soient son pragmatisme et son énergie, il était tout simplement impossible pour Ségolène Royal de réaliser ce travail d’ici au mois de mars, surtout après que ses sympathiques compétiteurs internes lui avaient savonné la planche en lui instruisant un procès en incompétence économique.

L’erreur fondamentale commise par le PS entre 2002 et 2007 est d’avoir cru, ou d’avoir feint de croire (car en réalité personne n’était dupe), qu’il était possible de repousser le choix du candidat après la rédaction du programme. Le résultat objectif est que pendant quatre ans, de 2002 à 2006, les socialistes n’ont parlé de rien. Pour une raison simple : il était impossible pour qui que ce soit de prendre une position forte sur un sujet difficile, de peur de se faire canarder dès le lendemain matin par les petits camarades présidentiables. Résultat des courses : le programme adopté par le PS en 2006 est une fontaine d’eau tiède, dans laquelle toutes les questions qui fâchent ont été soigneusement évitées. Les nouvelles couleurs données à ce programme par Ségolène ne pouvaient suffire à le rendre crédible aux yeux des Français.

Exemple évident illustrant ce point : la terrible séquence du débat télévisé portant sur les retraites, dans laquelle Sarkozy a conduit la candidate socialiste à proposer une taxe sur les revenus boursiers. Non pas qu’une telle taxe soit, en tant que telle, inenvisageable : le fonds de réserve pour les retraites est déjà en partie alimenté par une (modeste) contribution sociale sur les revenus de placement, et rien n’interdit de la relever dans le cadre du nécessaire rééquilibrage travail-capital de notre système fiscal. Mais cette réponse tout de même un peu courte rappelait à des millions de Français que pendant des années les socialistes se sont contentés de célébrer l’abrogation future de la loi Fillon. Alors même que l’immense majorité de l’opinion sait depuis des années que la pérennité de notre système de retraites exige des réformes précises et courageuses.

La priorité aujourd’hui est de tout faire pour éviter cette erreur en 2007-2012. Il faut qu’avant la fin de l’année 2007 ait lieu, sous une forme ou sous une autre, un vote des militants (éventuellement élargi aux sympathisants), auquel se soumettront tous ceux qui aspirent à mener le projet socialiste, et qui permettra de désigner un leader incontesté jusqu’en 2012. On entend déjà les arguments fallacieux expliquant qu’une telle personnalisation serait contraire à l’identité collective du parti, etc. En vérité, c’est exactement le contraire : c’est justement parce que les questions de personnes sont totalement secondaires par rapport aux questions de programmes et aux débats d’idées (contrairement à une idée répandue, de très nombreuses personnes ont les qualités pour être président de la République, même Sarkozy) qu’il faut s’empresser de trancher les premières pour pouvoir vite passer aux secondes. Pour sortir au plus vite du combat des chefs et éviter que la catastrophe ne se reproduise, il est urgent aujourd’hui que les militants et sympathisants se mobilisent fortement.

Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.

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