Mai 292012
 

Wajdi Mouawad raconte des histoires. Des histoires tragiques, des histoires qui évoquent la douloureuse condition humaine, qui interrogent les hommes sur ce qu’ils font – mourir et donner la mort, souffrir et infliger la souffrance, vivre et survivre –  et sur ce qu’ils sont – des monstres et des poètes, qui vivent, aiment, souffrent et meurent. 

Quand tant d’auteurs et de metteurs en scène – français notamment – intellectualisent le théâtre, le théorisent et le conceptualisent, se gargarisent de mots et d’effets, Wajdi Mouawad fait du théâtre, tout simplement. Il porte à la scène la vie elle-même, c’est-à-dire l’humanité toute entière en ce qu’elle a de grand et de petit à la fois, sa force et ses faiblesses, qu’elles soient risibles ou tragiques. Et les mots comme les comédiens, tout ce qui prend vie sur la scène, agissent non pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais afin de bâtir un pont d’émotions qui de la scène va jusqu’aux spectateurs qui sont ces humains dont il est question, ces êtres de chair et de sang, qui vivent, aiment, souffrent et meurent.

Une petite ville minière, au Quebec, loin au Nord, balayée par le vent et le froid, envahie par les rats comme la ville de Thèbes était jadis dévastée par une épidémie de peste. Fondateur de la petite ville et poète, Napier de la Forge est une figure locale.

De Thèbes, Œdipe avait été roi. Il avait tué son père et couché avec sa mère, puis, découvrant l’horreur dont le destin tout puissant l’avait rendu à la fois victime et coupable, il se creva les yeux afin de ne plus voir la lumière du jour et quitta la ville de Thèbes. Napier de la Forge a pour sa part violé sa fille, régulièrement depuis l’âge de cinq ans et jusqu’à sa puberté. Suivant en cela le destin de la reine Jocaste, qui s’était pendue lorsqu’elle avait appris que le roi dont elle avait eu quatre enfants était son propre fils, la mère de la petite fille violée, a mis fin à ses jours en s’immolant. Et Noëlla, assistant à la mort de sa mère, devint sourde.

Désormais – près de quarante années plus tard, alors donc que la ville coupable est au prise avec des hordes de rats -, Napier de la Forge est un vieillard. S’il n’a rien perdu de sa prestance physique, il est atteint de la maladie d’Alzheimer et l’homme en lui, sa mémoire, la conscience de son crime, est en train de disparaître. Le temps est venu pour Noëlla de cesser d’être une victime, ce qu’elle ne saurait ne plus être si l’homme venait en effet à survivre au violeur. Tuer Napier de la Forge est effacer le violeur – et l’effacer avant qu’il ne s’efface dans l’oubli – afin que puisse survivre un père pour Noëlla, et un poète pour le reste du monde, afin que Noëlla, libérée, puisse recommencer à vivre.

Il ne s’agit en aucun cas de vengeance, pas même de justice, il s’agit uniquement d’une nécessité, la nécessité de vivre. Il s’agit de vaincre le mal, de vaincre la malédiction qu’il a engendré, et puis de vivre.

Noëlla fait revenir dans la petite ville ses deux jeunes frères, deux jumeaux qu’elle avait éloigné de ce père incestueux – ils auraient pu s’appeler Eteocle et Polynice, par exemple… Ensemble, ils préparent la mort de Napier de la Forge. Ensemble, ils entament leur reconstruction, tentent de reprendre, chacun, leur place dans le temps, c’est-à-dire dans la vie. Se réconcilier avec elle.

Certes le propos est parfois obscur. Certes quelques facilités – d’écriture ou de mise en scène – ne sont pas évitées. Certes on trouve ici ou là quelques scènes mal dégrossies. Certes il y a matière pour un critique de théâtre assermenté de jouer les bégueules. Certes. Et pourtant, le théâtre est là !

Quand la langue est belle, quand l’écriture est intelligente, quand la mise en scène est aussi sobre que subtile (bien que pas toujours), quand la scénographie est puissante – qui plus est avec une telle économie de moyens : du vent, du rock et quelques voiles blancs – et quand tout cela est servi par des comédiens qui y mettent autant d’art que de cœur – et comment ne pas mentionner ici tout spécialement Marie-José Bastien, la comédienne qui tient le rôle de Noëlla de la Forge : elle est sublime ! – oui, le théâtre est là tout entier qui nous saisi aux tripes.

Certes donc, cela n’a pas la perfection de Forêts, mais ce n’est certainement pas une raison pour se priver d’aller voir Temps.