Avr 052015
 

thyestes simon stoneDans l’horreur légendaire des crimes, leur cruauté à hauteur d’homme, il y a celui d’Oedipe évidemment ; Oedipe, le parricide et amant de sa propre mère – lire à ce sujet la malédiction des Labdacides.

Il y a aussi celui de Médée, ou plutôt ceux de Médée ; Médée qui commence sa carrière par l’assassinat de son frère cadet, qu’elle découpe en morceaux dans le but de favoriser la fuite de son amant, Jason, et des Argonautes après le vol de la Toison d’or ; qui la poursuit en mettant à mort et par ruse les filles de Pelias, coupable du meurtre du père de Jason – elles meurent ébouillantées dans une marmite ; à la suite de quoi, répudiée par Jason au profit de Créuse, fille du roi Créon, Médée rendue folle de jalousie, qui tue cette dernière en lui offrant une robe empoisonnée, qu’elle revêt et dans laquelle elle meure brûlée vive ; enfin, et pour aller au bout de sa vengeance contre Jason, et donc de l’horreur criminelle, Médée qui égorge ses propres enfants, Merméros et Phérès, fruits de ses amours avec cet amant au nom duquel elle aura commis tant de crimes.

Et puis il y a Thyeste, ou plutôt son frère, Atrée. La faute initiale de Thyeste est presque banale, il a ravi à Atrée sa femme, Aeropé, et lui a volé son royaume, Mycènes. Pour un temps seulement, mais avoir récupéré l’un et l’autre ne suffit pas au frère trompé. Atrée rumine sa vengeance, cherche le moyen d’infliger à Thyeste la plus grande des douleurs. Une vengeance non pas à la hauteur de la faute commise mais de la haine qu’elle a engendrée en lui-même. Des années plus tard, Atrée feint la réconciliation, assassine les trois fils de Thyestes et convie ce dernier à un banquet au cours duquel il lui fait servir un ragoût préparé avec la viande des enfants assassinés, lui servant un vin coupé avec leur sang. Atrée assouvit et accomplit sa terrifiante vengeance en révélant à Thyeste qu’il vient d’ingérer la chair et le sang de ses propres enfants – de la même façon qu’Oedipe a tué son père et aimé sa mère, en l’ignorant puis en l’apprenant, le crime commis l’étant dans sa révélation.

L’histoire ne s’arrête pas là. Thyeste qui cherche désormais sa propre vengeance, reçoit de l’oracle de Delphes le conseil de violer sa propre fille, Pélopia. L’oracle l’a dit, Thyeste ne discute pas, il s’exécute. Et Atrée épouse Pélopia, ignorant que celle-ci est la fille de Thyeste et enceinte du viol du même. Pélopia met au monde un fils, Egisthe. Egisthe tuera non seulement Atrée, assouvissant la vengeance de Thyeste, mais – car la malédiction des Atrides ne va pas s’arrêter en un si bon chemin – c’est le même Egisthe qui, complice de Clytemnestre, assassinera Agamemnon, fils ainée d’Atrée, à son retour de Troie…

Thyeste, la tragédie de Sénèque, expose la dramaturgie de cette vengeance : la réconciliation feinte, le meurtre des enfants, le banquet cannibale et enfin, et surtout, la révélation à Thyeste par Atrée de l’accomplissement de sa vengeance barbare, la jubilation démente de l’un devant la douleur horrifiée de l’autre. Théâtre de la barbarie humaine, et déjà théâtre de la cruauté.

C’est à cela que s’est attelé Simon Stone, auteur et metteur en scène australien dont j’ignorais l’existence et le talent et qui au sortir de ce spectacle percutant de théâtralité géniale rejoint mon petit catalogue des très grands, ceux qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte. Ce Thyestes de Simon Stone, c’est se saisir du mythe barbare de Thyeste pour atteindre à ce théâtre de la cruauté que préconisait Antonin Artaud – de manière il faut bien le dire assez abstraite tant il est rare de le voir se concrétiser sur une scène ; ils sont pourtant nombreux à y avoir prétendu, mais à ce jour je n’avais vu que Vincent Macaigne y atteindre, avec son Requiem 3.

Théâtre de la cruauté, théâtre de la souffrance d’exister, de la souffrance des hommes. Cette triviale cruauté de l’existence et qui peut tous nous rendre fous, c’est-à-dire passionnés et donc tragiques – ou pathétiques. Purger les passions humaines et les sublimer, voilà le rôle de ce théâtre. Devant un tel théâtre, le spectateur se prend une claque, en reste quelques instants hébété, puis, le choc s’estompant, l’essence du spectacle commence à couler dans ses veines et à l’irriguer et à le nourrir. Longtemps.

Un dispositif bifrontal, une scène étriquée et blanche du sol au plafond, sorte de boîte immaculée, éclairée de l’intérieur, qui s’ouvre et se ferme, deux panneaux noirs ouvrant et clôturant chacune des douze saynètes jouées à la perfection par trois comédiens absolument sublimes. Simplicité scénographique d’une efficacité redoutable. C’est beau, c’est grand, la claque cingle et vous retourne. Vous savez alors pourquoi vous aimez tant aller au théâtre.

Ce qu’il se passe dans cette boîte, au long de ces douze épisodes, est indescriptible, et cela n’aurait d’ailleurs pas beaucoup de sens que de s’y essayer. Il faut y assister. Il fallait y assister, en être. Se prendre la claque. C’était immanquable et vous l’avez manqué. Pleurez et inscrivez ce nom dans vos tablettes : Simon Stone. Croyez-moi, ne le manquez pas deux fois.