Mai 232013
 

tombe-hors-du-temps-david-grossmanDéjà, pour évoquer Une Femme fuyant l’annonce, du même David Grossman, je m’étais contenté d’en rapporter une phrase, une seule mais qui était beauté.

Puisqu’il s’agissait de susciter une envie de lecture, il m’avait semblé vain d’essayer d’y adjoindre mes propres petits mots. La sidération de la beauté suffisait à dire ce qui devait être dit.

Tombé hors du temps est, en bien des sens, le livre d’après. Mais peut-être on pourra mieux comprendre ce que cela signifie en lisant ce qu’écrivait David Grossman en postface de Une Femme fuyant l’annonce :

« J’ai commencé à écrire ce livre en mai 2003, six mois avant la fin du service militaire de mon fils ainé, Yonatan, un an et demi avant que son cadet, Uri, ne s’enrôle à son tour.
« […]
« A l’époque, j’avais le sentiment – je formais le souhait, plutôt – que les pages que je rédigeais le protégeraient.
« Le 12 août 2006, aux dernières heures de la deuxième guerre du Liban, Uri est tombé au Sud-Liban.
« […]
« Après la semaine de deuil, je me suis remis à écrire. Le roman était presque achevé. Ce qui avait changé surtout, c’est l’écho de la réalité dans lequel la version finale a vu le jour. »

Une Femme fuyant l’annonce évoque cette terreur, cette panique qui menace de s’emparer d’un père ou d’une mère à l’instant où il s’autoriserait à envisager la possibilité que son enfant perde la vie, et les stratégies d’évitement que nous, parents, mettons en place pour ne jamais nous aventurer en cette possibilité qui est un gouffre et des ténèbres, qu’il nous faut fuir afin d’y survivre. 

Une Femme fuyant l’annonce est un titre sublime en ce qu’il étreint tout le roman qu’il nomme. 

Tombé hors du temps est un chant, celui du chœur des antiques tragédies, quand il ne s’agit plus de conjurer le sort mais d’affronter ce qui a déjà eu lieu et qui est devenu inévitable. L’enfant est mort.

L’enfant est mort.

L’enfant est mort. On peut le dire, l’écrire, le répéter encore, cela ne signifie rien, rien de la réalité de celui et celle qui lui avaient donné la vie, de qui l’enfant était l’enfant. Cela ne signifie rien pour eux et c’est ce rien, ce néant, ce vide créé par l’absence et dans lequel sont unis tous les parents orphelins qu’explore David Grossman. Quand la poésie permet de donner à faire ressentir l’indicible. 

Qu’est-ce que la beauté ? Sans doute cela, oui.
La beauté survient quand la poésie permet de donner à faire ressentir l’indicible. 

Sa mort
Fait de moi une enveloppe
Vide de père, et aussi
De mère –
Sa mort,
Me dote de seins
Pour qui ne tètera pas
Et sur les parois de mon utérus creusé
Ce jour-là
Sa mort grave avec les ongles
D’un prisonnier évadé
Le décompte des jours
Sans lui.

Ainsi, avec un ciseau transparent,
Sa mort incise en moi une nouvelle :
Celui qui a perdu un enfant
Est éternellement 
Une femme.

La beauté c’est quand quelques mots simples vous coupe littéralement le souffle, sous l’effet d’une sidération, comme saisi par la surprise d’avoir touché à une vérité intime.

Celui qui a perdu un enfant est éternellement une femme.

Et puis ces mots encore, sur lequel se referme le chant, ces phrases hachées parce qu’elles sont difficiles à prononcer, parce qu’elles naissent un mot après l’autre, les phrases accouchant de leurs mots avec effort, s’en délivrant à mesure que deuil se fait et ne se fait pas :

L’homme qui marche :
Il est mort – Je comprend presque
Le sens
Des sons : L’enfant
Est mort,
Je reconnais
Qu’il y a du vrai
Dans ces mots. Il est mort,
Il est
Mort.
Mais
Sa mort,

Sa mort
N’est pas morte.

Le centaure :
Le cœur me fend,
Mon trésor,
A la seule pensée
Que j’ai –
Peut-être –
Trouvé
Des mots
Pour le dire.