Nov 192015
 

vu-du-pont-caroline-proust-et-charles-berling-dans-une-passion-amoureuse-brute-qui-decoit,M266105Au commencement du théâtre, quand il est grand et vous emporte, il y a un presque toujours un grand texte. Et toujours, ce qui permet à un texte de théâtre d’être grand est dans ce qui n’est pas écrit, dans la place qui est laissée entre les lignes et qu’il s’agit de jouer, une place à faire vivre. Arthur Miller, auteur de Mort d’un commis voyageur, est un grand auteur. Et dans ce Vu du Pont, le metteur en scène belge, Ivo van Hove a réussi magistralement à donner vie à la tragédie sous-tendue par le texte, c’est-à-dire par la situation et les personnages.

Eddie Carbone est docker, sur le port de Red Hook, situé à l’ombre du pont de Brooklyn. Un homme droit et dévoué, dur à la tâche. Lui et sa femme, Béatrice, ont adopté Catherine, leur nièce, qu’ils ont élevée comme leur propre fille. Eddie a conscience qu’il est et restera docker, être docker est sa condition présente et à venir, il ne saurait s’en échapper. Eddie Carbone est esclave de sa condition de docker. Aussi, permettre à cette petite fille qu’il aime plus que tout d’avoir une vie meilleure, loin des docks et du pont de Brooklyn, voilà qui donnerait un sens à sa vie de labeur, qui lui permettrait de la transcender. Elle est, Catherine, son rêve américain. Elle est sa raison d’être et de vivre.

Mais Catherine n’est bientôt plus une enfant, devient une femme. Et s’il l’ignore, sans doute parce qu’il n’ignore pas qu’il n’en a pas le droit, c’est la femme en elle qu’Eddie s’est mis à aimer. Parce qu’il l’aime au-delà de toute raison, parce qu’elle est sa raison d’être, le sens donné à sa vie de docker, qui sans elle ne serait qu’une vie de chien, une vie animale, il ne saurait en vérité supporter et admettre qu’elle prenne son envol, qu’elle vive et aime ailleurs. C’est pourtant ce qui arrivera, elle finira par ne plus être une enfant, c’est inéluctable et c’est la tragédie d’Eddie Carbone.

Tout le reste n’est que circonstances. Marco et Rodolpho, cousins de Béatrice et clandestins fraichement arrivés d’Italie s’installent chez Eddie. Catherine tombe amoureuse de Rodolpho. Catherine et Rodolpho décident de se marier. Eddie ne peut l’accepter. Il s’y oppose. En vain. Il comprend alors qu’il perd Catherine, qu’il l’a déjà perdue, et Eddie quitte son enveloppe humaine et devient l’animal auquel le réduit sa condition. Il ne s’agit plus de vivre mais de survivre. Le bain de sang n’est alors plus très loin.

Le coeur de la tragédie est qu’elle est annoncée, qu’elle se préexiste. La tragédie n’est pas que le sang coule, la tragédie est de savoir que le sang finira par couler, qu’il n’y a pas d’autre fin possible. La tragédie c’est l’absence même de suspense. Tout est déjà survenu et donc tout surviendra. On n’a d’autre solution d’y assister. La tragédie est dans l’oeil du spectateur qui sait. Mettre en scène une tragédie c’est avant toute chose avoir compris cela, que les personnages ne sont que des pantins destinés à mourir sous nos yeux, que ce dont il s’agit avant tout c’est de l’odeur du sang.

Ainsi se justifie la présence du choeur antique. Il pointe du doigt ceux qui vont mourir, et qui en réalité sont déjà morts. La tragédie est une histoire où tout a déjà eu lieu et dont l’horreur inaltérable est imprimée en chacun de nous, vivace. La tragédie est une histoire passée qu’on raconte au présent. Une histoire où tout a déjà eu lieu, mais dont l’horreur est telle qu’elle n’appartient jamais au passé, telle qu’aucune résilience n’est possible. Sinon en la racontant encore et encore. En y faisant face.

Se rendre dans une salle de spectacle moins d’une semaine après ce funeste 13 novembre 2015, ce vendredi soir qui a ensanglanté sauvagement Paris, ce vendredi soir où des hommes réduits à leur animalité, à la part animale ou bestiale de leur humanité, ont versé tant du sang chaud et rieur de ce Paris que j’aime et qui me ressemble, se rendre si peu de temps après dans une salle de spectacle et assister à la représentation d’un bain de sang aurait pu se révéler une très mauvaise expérience, pour peu que la partition jouée se perde en trop de fausses notes. Le contraire se produisit et la tragédie fit en vérité son oeuvre cathartique.

On pourrait s’attarder sur quelques rares baisses de tension au long du fil tragique, ou pointer quelques failles dans le jeu des comédiens, en particulier au cours du premier tiers de la représentation. En effet, Charles Berling notamment plante un Eddie Carbone un brin trop subtil, ou précieux, pour ce docker un peu bas du front. L’essentiel n’est pourtant pas là. L’essentiel est dans cette scène trifrontale, sorte de baignoire rectangulaire offerte sur trois côtés aux regards plongeants des spectateurs, créant de fait une effroyable proximité avec le drame qui s’y déroule. Autour, l’avocat des dockers, mais aussi leur conseil sinon ami, fait office de choeur antique. Avocat, il est ce pont entre le code d’honneur des migrants et la loi américaine à laquelle ils doivent désormais se soumettre, ce pont entre d’où ils viennent et là où ils sont arrivés et dont ils ignorent beaucoup, ce pont entre ce qu’ils sont encore et ce qu’ils sont appelés à devenir. Mais pas seulement, choeur antique, il est également le pont qui relie un passé tragique à un présent qui en est le fruit, un pont entre une histoire qui n’est plus et nous en laquelle elle continue de vivre, un pont qui va des spectateurs au spectacle et qui rend le second vivant aux premiers. Parce que ce qui fait la tragédie c’est qu’elle est notre tragédie.

Ça s’appelle Vu du Pont et c’est un magnifique titre pour une tragédie. Et c’est un magnifique spectacle, comme le théâtre nous en offre rarement, mais comme seul le théâtre est capable de nous en offrir. Je sais, je ne vous en ai pas dit grand chose sinon des généralités, mais c’est pour que vous alliez par vous-même découvrir ce que ce spectacle a à vous donner.