Tchekhov encore. Après La Mouette, la semaine dernière, au tour de Platonov. Et autant la première est l’oeuvre tout en maîtrise d’un dramaturge achevé, la seconde est une oeuvre de jeunesse – l’auteur avait moins de vingt ans ! -, pièce foisonnante et débordante, chaotique, une pièce souvent considérée comme impossible, figurant à bien des égards la préhistoire de Tchekhov.
Platonov est un héros tragique, un homme jeune qui n’étant déjà plus un jeune homme a perdu toute illusion sur lui-même et sur les autres, sur la vie qu’on lui avait promise. A la fois splendide et cynique, parfois pitoyable, il est ce mauvais garçon que les femmes trouvent séduisant, irrésistible, comme la flamme l’est au papillon. Insupportable et arrogant, mais aussi intelligent et libre (mais marié), il est celui par lequel il serait possible, peut-être, de se désennuyer, de vivre vraiment, d’aimer enfin. Une espérance qu’il se plaît à systématiquement doucher, tant lui-même étouffe d’un excès de lucidité qui le rend inapte à l’espérance, donc à la vie – mais inapte à la mort aussi.
Platonov est un héros tragique et Hamlet serait son ancêtre. Ces deux-là ont en partage la même folie, la même incapacité de vivre une existence dont ils distinguent trop bien l’horreur futile. La même incapacité à mourir surtout, car l’un comme l’autre savent la lâcheté, mère de toutes les lâchetés, qu’il y a à continuer de vivre en dépit de tout. Voilà ce qu’ils se reprochent, leur lâcheté devant la mort, qui chez les autres est un aveuglement imbécile.
A la différence de Hamlet, néanmoins, Platonov est également un héros pathétique, à la fois héros et bouffon triste, pas tout à fait tragique en vérité, pas tout à fait avec la grandeur qu’il y faudrait. Aussi, contrairement à Hamlet, c’est sans avoir rien accompli qu’il meurt, Platonov, presque par accident, simplement par manque de savoir vivre. Et l’on n’en est pas tout à fait désolé pour lui.
Il faut de l’audace pour monter Platonov. Il serait facile de s’y perdre. Benjamin Porée (28 ans) et la troupe de jeunes comédiens qui s’est constitué autour de lui s’y sont attaqué avec une envie palpable, et aussi beaucoup d’intelligence – donc de cruauté.
Le montage – car c’est un montage – est découpé en deux parties que tout distingue. Dans la première, la plus longue, constituée par les deux premiers actes de la pièce, tout se noue au grand air. Le décor est immense et les personnages nombreux – ils sont jusqu’à plus d’une trentaine simultanément sur la scène. Platonov évolue en société, une partie de campagne entre amis, un repas de gala, une fin de soirée arrosée. Il est tour à tour agent subversif de cette vie sociale, et spectateur désabusé de ce qui s’y déroule. Tout se déroule à un rythme effréné, on se trouve comme emporté dans ce tourbillon d’ennui, de beuveries en mesquineries.
La seconde partie est à la fois plus intimiste et plus trash. Plus lente aussi. Mais pas moins réussie. On est entré dans la tragédie. Platonov s’est enfermé dans son propre piège. Trahissant tout le monde, c’est lui-même qu’il a trahi. Il ne possède plus d’échappatoire. Ne lui reste plus qu’à se débattre et puis à subir. Le roi est nu.
Au commencement, comme en prologue ou en écho avec l’autre titre qui est attribué à cette pièce – Etre sans père -, Benjamin Porée fait raconter à Platonov la blessure qui lui viendrait d’un père qu’il a enterré et qu’il déteste, qui représente tout ce qu’il ne veut pas devenir ou être, un mensonge. Au milieu du second acte, le même procédé de mise en lumière est utilisé. Cette fois Platonov emprunte à Hamlet son célèbre monologue : « Etre, ou ne pas être… ». Rien n’est gratuit, tout est extrêmement juste, parce que fidèle au Platonov de Tchekhov.
Je mentionne ces deux ajouts au texte original pour leur pertinence. Cela me donne aussi l’occasion de souligner la magnifique performance de l’ensemble de ces jeunes comédiens en général, et en particulier celle de Joseph Fourez, qui incarne un Platonov jeune comme on ne l’a jamais vu, et terriblement convaincant. Je le cite lui, c’est injuste, il faudrait les citer tous – même si j’ai été un peu plus dubitatif quant à la prestation (ce jour-là) de Macha Dussart, dans le rôle de Alexandra Ivanovna (Sacha), l’épouse de Platonov. En revanche, Elsa Granat – Anna Petrovna Voïnitseva, dit la générale – est splendide. Surtout, on sent la troupe et ça, au théâtre, ça sent toujours très bon.
Aparté : ayant encore en mémoire le désastreux Hamlet de Dan Jemmett, interprété par un Denis Podalydès un peu perdu, je me suis dit en écoutant Joseph Fourez déclamer le monologue d’Hamlet avec simplicité, sobriété et vérité, qu’avoir l’âge de son personnage n’est peut-être pas sans incidence sur la manière dont on peut parvenir à donner à entendre ce qu’il a à dire. Peut-être, car on sait bien aussi que le théâtre ne saurait être un enfermement dans des conventions trop rigides, ou mal comprises.
Tiens, puisque cette critique part en digression, je vais m’autoriser à citer Chéreau : « Je crois qu’on apprend beaucoup en jouant des rôles de composition, on apprend ce que c’est que le théâtre : oser davantage en jouant un personnage qui n’est pas soi, mais qu’il convient de chercher en soi. […] Il n’existe au théâtre quand on joue Platonov qu’une seule vérité : comment Tchekhov a écrit la pièce. » Ça doit pouvoir s’appliquer à Hamlet, je pense.
Surtout, il y a sans doute, dans ces quelques mots, une excellente explication du plaisir que procure ce Platonov. On a le sentiment que tout concoure – depuis la mise en scène au jeu des comédiens, en passant par la musique et les lumières – à rechercher ce que Tchekhov y avait mis et qui nous ressemble. Ce point de convergence où le théâtre est vérité.
Que dire de plus ?
Courrez-y !