Bien entendu, vous avez tout loisir de ne pas lire ce qui va suivre. Vous vous feriez en revanche grand tort à ne pas faire des pieds et des mains pour aller voir ce spectacle. Croyez-moi sur parole, et peut-être parce que je sais un peu de quoi je parle quand j’évoque le théâtre, vous ne sauriez ne pas ressortir ébouriffé par cet Ubu Roi.
Ebouriffé, vous savez, comme quand on tombe amoureux, quand quelque chose, on ne sait trop pourquoi, est parvenu à entrer en résonance avec notre être intime, quelque part entre le cœur et les tripes.
Lisez ou ne lisez pas la suite, donc, mais prenez bonne note que jusqu’au 3 mars cet Ubu Roi de Declan Donnellan se donne à vous au théâtre des Gémeaux, à Sceaux. Et pour les non Franciliens, le spectacle passera par Béthune (début mars), Bordeaux (fin mars), Marseille (début avril) et même Londres… Débrouillez-vous !
Disons-le sans ambages, Declan Donnellan – flanqué de Nick Ormerod, son inséparable scénographe – est parmi les, sinon le plus grand metteur en scène du moment. Qu’il travaille avec sa troupe anglaise, russe ou bien française, qu’il mette en scène Shakespeare ou Pouchkine, Racine ou Tchekhov, il parvient invariablement – ou presque – à emporter les spectateurs à sa suite au travers sa compréhension intellectuelle et artistique d’un auteur et de son texte, jusqu’à l’émotion cathartique – cet endroit où le spectacle se joue à l’intérieur de vous et que vous réalisez que vous en êtes le personnage principal.
La catharsis – cette « purgation des passions » que décrivait Aristote -, telle est en réalité la motivation de l’art en général, et du théâtre en particulier, telle est ce qui se produit quand l’artiste touche au génie.
Ubu Roi est au départ une pièce potache comprenant d’incontestables relents scatologiques. Paul Léautaud la décrivait comme « une œuvre d’élèves de collège écrite au collège pour ridiculiser un professeur par Jarry et deux de ses camarades, et représentée en famille chez la mère de Jarry, laquelle a confectionné elle-même le chapeau de la marionnette d’Ubu. » Ubu Roi est un condensé de toutes les grandes tragédies – on y repère, parmi d’autres et sans difficulté, parce qu’elles ne sont pas le moins du monde dissimulées, les références à Macbeth, Hamlet ou Oedipe Roi – tragédies universelles racontées façon Grand-Guignol. Loufoque est un autre terme qui peut venir à l’esprit. Le théâtre de l’absurde n’est pas loin, le surréalisme non plus. L’outrance et la provocation, encore moins.
Si ce n’était que cela, ce ne serait cependant pas grand-chose encore. Juste une bonne grosse farce. Pourtant la pièce fit scandale lors de sa création, à la toute fin du XIXème siècle. Pourtant, depuis, le père Ubu est devenu un personnage mythique, au point d’y avoir gagné son adjectif. C’est cela qu’il s’agit d’interroger au moment de monter cette pièce, son épaisseur. Qu’est-ce qui dissimulé dans cet Ubu Roi aux allures potaches touche au cœur et aux tripes ? En quoi cela parle de chacun de nous, donc à chacun de nous ? Où est le théâtre ?
Declan Donnellan imagine un dîner mondain. Table mise avec goût, plats préparés avec soin, ambiance feutrée, discussions urbaines, hôtes affables. La promesse d’un ennui profond, quand il ne suffirait que de brièvement grater le vernis afin que se réveillent des passions jamais mortes, seulement étouffées sous un trop plein de civilité et de convenances, afin que se réveille Ubu c’est-à-dire la soif de pouvoir, l’envie, la jalousie, l’égoisme, la cruauté, le cynisme, l’outrance, la grossièreté, l’avidité, la bestialité. Tout cela que nous nous appliquons à contenir, à refouler, et qui n’en est pas moins ce que sont les humains.
Le fils de la maison, un adolescent revêche et sombre, une caméra rivée à l’œil, traque dans l’appartement propret les indices d’une souillure, révélant au zoom ce qui est dissimulé avec tant de soin sous l’épais vernis des apparences. Ici, calée au fond de la narine poilue du père, une crotte de nez, sa trivialité. Là, sur le rebord d’un verre propre, une trace de rouge à lèvre, sa sensualité. Ailleurs, une coulure de merde séchée sur la cuvette des toilettes, un reste de pisse dans les fibres blanches du tapis, vestiges de fluides corporels qui furent déversés, entêtants témoignages de l’animalité et du sexe, sang, sueur et sperme. Rien n’est véritablement immaculé, ni tout à fait aseptisé.
Les invités arrivent et la soirée s’apprête à ronronner gentiment exquise et ravissante, chacun arborant avec élégance un faux-nez tout à fait charmant, tout à fait convenable. Mais dans le regard de l’enfant – et sous les yeux des spectateurs – c’est Ubu Roi qui se joue. Dans ce salon bourgeois bientôt transformé en champ de bataille, ça tue, ça pète et ça copule sans fard ni faux-semblant. La mesure laisse la place à l’excès, le raffinement à l’outrance, les murmures aux cris, l’esprit à la chair. Les passions bouillonnent, débordent, ravagent, elles sont violentes et cruelles, grossières aussi. Ça tue, ça pète et ça copule : c’est Ubu Roi qui se joue., c’est-à-dire une part de notre vérité, cette part de nous-même à qui nous ne lâchons guère la bride qu’en imagination.
Tout alors devient limpide. Nous ne sommes pas seulement au théâtre, c’est le théâtre qui est en nous. L’imaginaire, ce petit théâtre intime dans lequel chacun joue pour lui-même son propre Ubu Roi. Tout alors devient limpide et le spectacle jubilatoire.
Tout alors devient limpide, et sans doute d’abord pour les comédiens qui, dirigés par un tel metteur en scène, ne comptent ni leur talent ni leur énergie pour insuffler la vie à ce qui sans eux ne seraient que des mots et une idée. Camille Cayol, tout particulièrement, est une phénoménale Mère Ubu. Le spectacle se termine et, sous le choc encore, heureux d’avoir vécu cet Ubu Roi, applaudissant comme des gosses, on réalise qu’on avait rarement eu l’occasion de voir des comédiens français donner physiquement autant d’eux-mêmes, c’est-à-dire dans une présence scénique décidément plus charnelle qu’intellectuelle, incarnant leurs personnages et les situations plutôt que les jouant.
C’est en cela sans doute que nombre de metteurs en scène français se révèlent incapables. Il leur manque l’humilité nécessaire pour être en mesure de simplement servir un texte et la compréhension qu’ils en ont, le servir à des comédiens puis à des spectateurs plutôt que de s’en servir afin de se mettre eux-mêmes en avant, sur la scène, se mettre eux-mêmes en scène. L’intelligence du théâtre n’y suffit pas, il y faut également une grande générosité.
En la matière, Declan Donnellan est décidément un maître.