Nov 082011
 

Lulu - Robert Wilson - Lou Reed - Frank Wederkind - Angela WinklerAvant toute chose, il y a la lumière et la couleur. Du noir et du blanc. Et puis les gants verts de Lulu. Le rouge de la lanterne, de sa robe de prostituée, et finalement de son sang. Lumière sur les visages, tantôt blafards, tels des ombres spectatrices, fantomatiques, tantôt d’un blanc éclatant, inquiétant, dramatique. Lumières froides des néons – très à la mode dans les théâtres ces temps-ci,  les néons… Lumière blanche et froide, disposée ça et là, au milieu de l’obscurité noire. L’hommage du théâtre à un certain cinéma. Nostalgie d’un certain esthétisme. Et c’est très beau, époustouflant de beauté.

Le décor bien sûr. Mais la lumière est le décor. Le reste est lignes et perspectives. Le cadre d’un tableau. Les marches d’un escalier. Une route bordée d’arbres. Les néons encore… Et puis les comédiens, silhouettes et courbes dans ce décor tout en lignes droites, pantomimes grimés de blanc et costumés de noir.

La musique, évidemment. Lou Reed donc. Choeur rock – et on se souvient là que le rock pour Sophocle de Bertrant Cantat sonnait déjà très juste dans Des Femmes de Wajdi Mouawad… Lou Reed donc, mais mis en bouches par les comédiens d’exception du Berliner Ensemble. D’ailleurs Robert Wilson confie qu’il a d’abord choisi Angela Winkler, qui interprète Lulu, pour le timbre de sa voix, sa douceur à peine réelle.

Les comédiens donc. Leur présence phénoménale. Des artistes qui ne donnent pas dans la demi-mesure, qui sont là, sur la scène, incarnations profondes de leurs personnages, incarnations fondamentales. Impressionnantes.

Spectacle à l’esthétique parfaite, mis en lumière et en musique, mis en scène, chorégraphié et joué avec un souci du beau d’une précision redoutable. Au point qu’on en vient à se demander si c’est encore du théâtre. Et c’est là mon premier reproche – mais est-ce un reproche ? Ce Lulu de Robert Wilson, est-ce véritablement du théâtre ? Je ne sais pas. Sans doute. Peu importe après tout, puisque c’est si beau… et si toute cette beauté n’était pas si écrasante qu’on en viendrait à devoir se passer de toute émotion.

Et c’est mon second reproche, plus fondamental celui-ci, parce qu’à la fin, toute cette beauté, toute cette précision chirurgicale dans le beau, cet esthétisme forcené, tout ce formalisme de la pureté, ce dépouillement, cela en devient à peu près aussi aseptisé qu’un bloc opératoire.

Car enfin quoi ! Lulu, ça raconte l’histoire d’une femme et peut-être même de La Femme, sa féminité, son érotisme, son corps, son cul et son âme, son ingénuité et sa perversité, sa tragédie. Pas une histoire proprette, non ! Une petite fille abusée par son père, tiré du ruisseau par un pédophile fortuné, une petite fille qui devient femme avec ça, qui rencontre des hommes, le désir, le plaisir et puis l’amour et la mort. Une femme dans un monde d’hommes, son ascension et puis sa chute. Une vie qui n’évite pas la saleté et le vice, les souillures, le sexe et la violence, le sang et les larmes – le rire aussi, mais pas toujours ce petit rire de jeune fille qui court dans un pré, cheveux au vent… Une sale vie, grossière et tragique à souhait. Une vie de putain ! Une mort de putain aussi – Lulu est éventrée par Jack… le bien nommé.

Mais tout cela reste dans le non-dit d’un spectacle envoutant par sa beauté, sa tant formelle beauté. Et seuls les spectateurs avertis, ceux qui connaissent leurs gammes, l’histoire de Lulu, possèdent la clé qui mène jusqu’à l’envers de ce sublime décor. C’est regrettable – comme est regrettable aussi que le rôle de Lulu ait donc été confié à une Angela Winkle qui pour être géniale, extraordinaire à voir et à entendre, n’en a pas moins près de 70 ans…

Certes, le théâtre possède ceci de merveilleux que tout est permis, qu’un homme peut jouer le rôle d’une femme, qu’un comédien âgé peut tenir le rôle du jeune premier et qu’un cadre de porte permet de figurer tout un appartement, il n’en demeure pas moins que faire le choix d’une mise en scène à l’esthétisme aussi épuré et placer en son centre une comédienne d’un âge qu’on s’autorisera à qualifier d’avancé, faire ce choix interdisait d’office toute intrusion dans une dimension plus sensuelle, plus charnelle, c’est-à-dire plus septique – où le putride et le sordide auraient pu se frayer un chemin et au bout duquel aurait pu naître une émotion pour le destin pourtant tragique de Lulu.

Trop de beauté crée trop de distance.
Demeure la beauté.

Demeure la beauté.