Juin 132012
 

Estelle travaille comme caissière dans un magasin. Elle est exploitée, non seulement par Blocq, son patron tyrannique et abusif, mais également par les autres employés. Mais Estelle ne se plaint jamais, et même « rend service » de bon cœur, persuadée que les autres en feraient autant. Estelle est convaincu que les gens ne sont pas mauvais, que seules leurs pensées le sont, que c’est seulement qu’ils ne savent pas voir le monde. S’ils pouvaient voir, alors les gens seraient transformés. Voilà ce que pense Estelle.

Blocq apprend qu’il est malade et qu’il va mourir. Propriétaire, en sus du magasin, d’un abattoir, d’une cimenterie et d’un bar, il déteste sa propre famille et décide de léguer de son vivant tout ce qu’il possède aux employés du magasin. En contrepartie, ceux-ci doivent créer une pièce de théâtre qui retracera les grands moments de sa vie. Blocq considèrent en effet que s’il n’a pas raté sa vie, les gens l’ont raté lui, ne le connaissent pas.

Les employés deviennent donc des patrons et, petits, mesquins et avides, en viennent peu à peu à faire ce que font les patrons. Ils ferment les entreprises en difficultés, licencient les employés, s’affranchissent des normes sanitaires ou sociales, vendent leur outil de production à des promoteurs immobiliers, font du fric et usent d’hommes de main pour, par la menace, la contrainte et la peur, parvenir à leurs fins.

Quant à Estelle, amoureuse en secret de Blocq, elle se met en tête que la pièce de théâtre sera l’occasion de lui montrer sa vie, de le lui donner à voir son erreur et donc de le transformer avant qu’il ne meurt. Elle non plus ne s’embarrassera de rien pour parvenir à ses fins et usera de coercition sur ses associés pour les contraindre à créer la pièce selon son idée, c’est-à-dire selon sa folie – elle est plus ou moins schizophrène et les hommes de main dont elle et ses associés-employés usent sont certains des neuf frères qu’elle s’invente… Car si Estelle veut le bien, elle aime le mal.

Par ailleurs, Estelle est une femme battue par son mari. Par ailleurs, Estelle a fait connaissance de son voisin qui travaille dans une station d’épuration – en réalité, il est tueur à gages. Le voisin qui tombera amoureux d’Estelle et la débarrassera de son mari violent, dont il placera le corps dans la chambre froide du magasin…

Le tout est ficelé par une voix off qui n’est certainement pas la plus grande trouvaille d’un spectacle conçu comme un feuilleton.

 

J’avais il y a quelques jours et sur ce même blog évoqué le spectacle Cercles / Fictions, du même Joël Pommerat. Ma Chambre froide est une création qui lui est antérieure. Le dispositif scénique est identique : une scène ronde entourée par les gradins des spectateurs qui la surplombent ; des scènes courtes qui s’enchaînent dans un rythme soutenu, séparées les unes des autres par un noir total ; décors minimalistes créés quasi exclusivement par la lumière ; alternance d’hyper-réalisme social et d’onirisme…

Joël Pommerat est sans aucun doute un metteur en scène particulièrement talentueux et ses créations théâtrales sont d’une originalité aussi rafraîchissante qu’envoutante. Ses comédiens sont impeccables, ce qui ne gâte rien. Pourtant, je ne parviens pas à me joindre au concert des louanges qui ont accueilli ce spectacle.

Je n’accepte pas cette vision noire d’une nature humaine dont l’individualisme serait  le seul horizon et la mesquinerie la seule profondeur. Et je refuse encore plus vigoureusement cette thèse selon laquelle si les ouvriers étaient les patrons, ils se comporteraient comme telles, se soumettraient aux lois implacables de l’horreur libérale.

Cette pièce a été créée alors que Sarkozy était encore président. Ce qui y est montré est la sarkozysation des esprits. Ce qu’on y ressent c’est cette atmosphère délétère et nauséeuse qui nous a pris à la gorge pendant cinq ans, pendant dix ans et dont nous sortons à peine. Et pourquoi pas, en effet, pour peu qu’immerger le spectateur dans la noirceur des hommes corresponde d’une manière ou d’une autre à une dénonciation, pour peu que le spectateur soit renvoyé à lui-même et à sa propre mesquinerie, à sa propre noirceur, le place dans une situation la plus inconfortable possible mais lui permette également d’en sortir.

J’écris cela et je me dis : pourquoi alors aimes-tu tant lire Céline ?

Sans doute parce que Céline ne me fait pas rire, parce que Céline ne souille pas sa noirceur d’un rire qui me mettrait à distance, me permettrait de me protéger. Tant qu’à donner dans le cynisme et la cruauté, il faut pousser cynisme et cruauté jusqu’au bout, ne pas s’arrêter en chemin et s’excuser. Pommerat provoque le rire des spectateurs, le suscite, et ce faisant leur offre une porte de sortie bien confortable.

Ce rire était pour moi une violence, m’était insupportable. Car c’était un rire complice, un rire revanchard et satisfait, le rire de ceux qui se sentent rassurés puisque justifiés dans leur propre petitesse : Voyez, c’est ainsi, disaient ces rires, la recherche du profit personnel est la loi, une loi naturelle qui s’impose aux hommes et dont ils ne peuvent s’affranchir.

Oui, j’ai détesté voir ces employés exploités et misérables devenir patrons, se comporter en exploiteurs cyniques et se révéler plus misérables encore, monstrueux. J’ai détesté cela parce que cela suscitait le rire satisfait des spectateurs. Parce que leurs rires confirmaient qu’il ne s’agissait pas de nous confronter à la part sombre et bestiale de nous-mêmes de manière à nous plonger dans l’inconfort de celui qui est contraint de s’interroger, mais à justifier et excuser cette part d’obscurité en la banalisant. J’ai détesté ce rire trop facile qui valait absolution.

J’ai détesté ce théâtre réactionnaire où l’on fait rire des bourgeois sur le dos des prolétaires, où l’on fait rire le capitaliste sur le dos de l’exploité. Mais je veux bien porter au crédit de Joël Pommerat et de ses comédiens que ce n’était pas ce qu’ils recherchaient et me contenter de dire que ratant sa cible et son propos, ce spectacle est lui-même raté. Dramatiquement.