Mar 042015
 

Place du marché 76 - Jan LauwersUn village, des villageois, un an après la tragédie. Le temps du deuil et de la vie retrouvée. Le fameux vivre ensemble retrouvé. Et qui ne l’est pas pourtant. Qui semble inaccessible tant les malheurs continuent de s’abattre sur le village.

Un an plus tôt, un accident – l’explosion accidentelle d’une bonbonne de gaz – a tué 24 personnes, n’épargnant aucune famille de ce petit village. Un an après, sur la place du marché, les villageois prétendent commémorer, rendre hommage aux disparus, consoler les inconsolables et célébrer la vie. Mais les plaies sont à vif encore, et les rancoeurs aussi. On feint de ne pas voir, mais c’est inutile. Un jeune garçon se suicide. On feint de ne pas voir. Il ne faut pas gâcher la commémoration, ne pas laisser le chagrin d’une famille, fut-il tout neuf, entrer en concurrence avec la grande tragédie du village où nombre de chagrins sont déjà en compétition. C’est inutile. La vie continue et le drame d’aujourd’hui supplante toujours le drame d’hier.

Une jeune femme est enlevée et violée. Une mère sombre dans le désespoir et met fin à ses jours. Un inceste est révélé. Un coupable présumé est lynché. Une complice présumée – étrangère de surcroît – est châtiée. Toute horreur qui peut arriver semble arriver dans ce village. Village maudit ou village miroir, image théâtrale de ces communautés humaines qui nous désespèrent ? Et la vie qui continue cependant. Inexorablement. Le temps – et l’habitude peut-être aussi – fonctionnant comme une ardoise magique.

Et puis le village est dans le monde. Ce qui signifie que la petite tragédie des villageois prend sa place dans et est affectée par les grandes tragédies humaines qui secouent le monde. Les étrangers sont dans la place. Ou en marge de celle-ci – ce qui revient au même.

Présentation brouillonne s’il en est, mais le spectacle lui-même est brouillon. Ce qui est à la fois son défaut et sa qualité. On perçoit bien qu’on cherche à nous dire quelque chose, qu’il y a une quête de sens, qu’il s’agit ici de théâtre politique – mais comment ne le serait-il pas ? Pourtant le sens nous échappe sans cesse, nous fuit. Sans doute aussi qu’on ne veut pas croire que le « message » serait aussi simpliste qu’il peut paraître, que l’émotion et l’horreur suscitées, avec grand talent, tiendraient lieu de réflexion. Qu’il ne s’agirait là que d’exposer et en réalité caricaturer une vision pessimiste et désabusée des communautés humaines, tout juste tempérée par l’énergie que cette troupe de comédiens formidables met à jouer, chanter et danser ce spectacle.

On perd le fil, souvent – mais sans doute est-ce qu’il est multiple, le fil, se dit-on. On est traversé par des émotions, des impressions, des réflexions contradictoires. On ne sait pas bien à quoi l’on assiste en vérité – et certainement pas à cette métaphore de l’Europe qui semble avoir été l’intention première de l’auteur, Jan Lauwers, ce « cri de Cassandre hurlant sa vigilance devant les démons qui menacent l’Europe ». Qu’importe finalement, puisque le spectacle nous emporte et qu’il ne suffit que de se laisser porter par lui. Parce qu’il met en scène ce qu’il conviendrait d’appeler une esthétique de la brutalité. Celle-ci est tant réussi qu’on pardonne sans mal certaines facilités du discours, d’un propos qui n’évite pas toujours une certaine lourdeur.

Au final, et même si je ne suis pas certain que cela soit le meilleur compliment qu’on puisse faire à ce spectacle, celui-ci est rafraichissant. C’est qu’on n’en ressort pas tout de même indemne non plus. Rafraîchissant comme on prend une bonne claque alors qu’on allait s’endormir. C’est un peu pour cela, aussi, qu’on va au théâtre.

 

Au Théâtre de Gennevilliers #T2G, jusqu’au 8 mars