Hier, à propos du désastreux Hamlet offert par la Comédie Française, j’avançais que l’important quand on aborde une tragédie de Shakespeare était de ne pas craindre le tragique, de n’en pas refuser l’obstacle au moment où il se présente.
Dans Hamlet, quand le moment est venu, Hamlet doit mourir, et avant lui Polonius, Ophélie, Laërte, Gertrude, Claudius et même Guildenstern et Rozencrantz. Dans Roméo et Juliette, quand le moment est venu, Roméo puis Juliette doivent mourir, et avant eux Mercutio, Tybalt et Pâris. Impossible de tortiller du cul, c’est inévitable et inévitablement tragique, chacun d’entre eux doit mourir. Autant de personnages qui partagent un même destin, celui d’alimenter la tragédie, d’en être aussi bien les victimes que les instruments.
Car c’est le propre de la tragédie que d’être inévitable : quand débute la pièce, le coup est déjà parti et rien ne saurait l’arrêter. Seule désormais compte la trajectoire, cette trajectoire qu’il s’agit de donner à voir. Il y aura du rire et du sexe, de l’amour et de la haine, des batailles et des chansons, qu’importe, à la fin il y aura la mort. Et l’ombre de cette mort plane, recouvre, donne reliefs et couleurs à chaque chanson et à chaque bataille, à chaque éclat de rire.
Dan Jemmett, dans son Hamlet, refusant le tragique, a cherché à désamorcer, à déminer, à tordre la trajectoire, tant et si bien qu’au résultat il ne nous livre rien d’autre qu’un pétard mouillé et foireux. C’est que sans l’ombre entêtante de la tragédie, la farce est creuse et la bouffonnerie sans saveur. Sans la tragédie, Hamlet vit, meurt et on s’en fout. Sans la tragédie, être ou ne pas être, il n’y a plus de question.
Omar Porras a choisi lui d’assumer la tragédie. Celle de Roméo et Juliette. Cela nous vaut non seulement une scène finale époustouflante de beauté et d’émotion pure, mais également un grand spectacle qui nous entraîne et nous emporte au rythme effréné auquel se succèdent combats de sabre, jeux de masque, danses burlesques, blagues potaches et moments de grâce, quand l’amour parvient à se faire une petite place au milieu de ce torrent de fureur qui à la fin, on le sait, emportera les amants et les perdra. On rit, on aime, on pleure : on vit. C’est du théâtre !
Les amants ne sont plus à Vérone mais dans un japon ancestral. Qu’importe, l’histoire est aussi universelle que les amours impossibles. Roméo est interprété par une jeune comédienne de 21 ans et sa jeunesse n’en est que plus merveilleuse, et sa mort plus tragique. Deux jours plutôt j’avais vu Denis Podalydès camper laborieusement un Hamlet sans âge ni saveur, le contraste en est saisissant.
Et pourtant, Juliette est quant à elle interprétée par Micari, l’équivalente japonaise de notre Podalydès national, et de la même génération que lui. Ce qui n’enlève rien à mon propos et prouve seulement que tout est possible au théâtre, pourvu que soit joué ce qui doit être joué. Micari interprète la jeunesse, pas Podalydès et c’est ce qui fait toute la différence : conserver à toute force l’esprit ou bien tordre de l’auteur son propos.
Sur les dix comédiens – mais ils semblent tellement plus nombreux – huit sont japonais. Tous sont au service d’une mise en scène qui mêle sans le moindre accroc différentes traditions théâtrales, depuis le théâtre japonais à la Commedia dell’arte, pour former un spectacle unique en son genre, qui ne fonctionne pas par empilement des différences mais par leur fusion, par la recherche des points de rencontre.
Costumes, décors, scénographie, tout contribue à offrir de merveilleux tableaux. En témoigne, pour l’exemple, la célèbre scène dite du balcon. Shakespeare avait écrit une verticalité, afin de rendre Roméo et Juliette physiquement inaccessibles l’un à l’autre, comme en symbole de l’insurmontable impossibilité de leur amour. Porras en a fait une horizontalité : un étang sépare les amants, sur lequel flottent quelques fleurs de nénuphar, et duquel émergent quelques rochers sur lesquels progresse Roméo pour se rapprocher de sa Juliette.
Et puis donc cette scène finale. Dans le texte de Shakespeare, c’est une très longue scène où les larmes succèdent aux larmes en un torrent continu : Pâris veille Juliette dans son tombeau ; entre Roméo qui tue Pâris ; Roméo voit ce qu’il pense être le cadavre Juliette, s’empoisonne et meurt ; Juliette s’éveille, découvre Roméo mort, se saisit de son poignard et se tue ; la population de Vérone et son Prince, les Capulet et les Montague, apprennent de la bouche de Frère Laurence le douloureux destin qui fut réservé à Juliette et à son Roméo, leur tragédie. Ici, dans la mise en scène de Omar Porras, les paroles peu à peu disparaissent, les tambours résonnent, puis font place à un silence de mort, Roméo puis Juliette meurent sans un mot, des pétales de rose recouvrent leurs cadavres réunis, Frère Laurence découvre la tragédie dans un effarement muet. Les mots de Shakespeare ne sont pas prononcés, ils sont là pourtant, ils semblent que chacun d’entre eux est joué et c’est tout simplement magique.
Dans la salle, étaient présents de nombreux adolescents. Venus par classes entières, ils représentaient au bas mot la moitié de la salle. Cela chuchotait dru dans les travées durant les premières minutes du spectacle, ça et là des ricanements nerveux étaient faussement étouffés. Les hormones chatouillaient les hormones, jusqu’à ce que la magie du spectacle fasse son office. Il s’en fallut d’à peine un quart d’heure pour que tout le monde, happé par l’émerveillement, se retrouve non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de ce qui se jouait là, la tragédie de Roméo et Juliette. Les amant de Vérone moururent, hébétés nous ouvrîmes grand la bouche en même temps que Frère Laurence, le noir se fit et c’est une ovation qui accueillit les comédiens revenus dans la lumière, la jeunesse s’applaudissant en réalité elle-même.
Un dernier mot. J’avais déjà assisté à une mise en scène de Omar Porras. Il s’agissait de Petro et le Commandeur, de Felix Lope de Vega. C’était en 2007 et c’était à la Comédie Française. Muriel Mayette venait six mois plus tôt d’être nommée administratrice et je parlais à propos de cette pièce du « vent nouveau, frais et vivifiant » qui soufflait au Français. Il faut croire que ce n’était qu’un bref courant d’air, on referma les portes, on calfeutra les fenêtres et, six ans plus tard, l’air y a moisi.