Sep 102010
 

Assia Granatouroff

– Ce que tu devrais faire, là maintenant, c’est travailler le dialogue.

– Travailler ?

– Le dialogue.

C’est tout elle, ça. Pas bonjour, pas comment tu vas mon amour, elle se pointe avec sa bouche en cœur et son regard qui frétille et tiens, attrape ça si tu peux.

– Bonjour, amour. Tu bois quelque chose ?

– C’est important, le dialogue.

– Oui, sans doute. Tu ne veux pas t’asseoir ?

Je lui dis ça, c’est davantage pour mon confort que pour le sien. Me débarrasser un peu du sentiment de n’avoir aucune chance de me hisser à sa hauteur. Toujours ce complexe.

– Le dialogue !, me rappelle-t-elle avec autorité.

– J’y viens. Ce n’est pas si simple, tu sais. Un dialogue, c’est d’abord une situation.

– La situation, elle peut aussi transpirer du dialogue. C’est précisément ça qu’il te faut travailler, dit-elle, s’asseyant enfin, et croisant haut les jambes au cas où je n’aurais pas noté combien sa jupe est courte aujourd’hui. Devine jusqu’où je me suis épilée, ajoute-t-elle.

– Je ne sais pas. Plus haut que je ne peux voir en tout cas.

– Tu aimes quand je suis provocante ?

– Je t’aime et tu auras beau t’humecter les lèvres, je ne te suivrai pas sur ce chemin. Pas maintenant.

– Tu n’as pas envie de moi ?, minaude-t-elle, passant un doigt sur la lisière de son décolleté.

– J’essaie de travailler, là.

– Rabat-joie.

Elle se lève, traverse la cuisine en faisant fort claquer ses talons sur les tomettes, ouvre le frigo :

– Tu veux une bière ?

– Non.

– Rabat-joie.

Elle prend une bouteille et claque la porte du frigo. Je fais mine de l’ignorer. Elle fouille frénétiquement dans plusieurs tiroirs à la rercherche du décapsuleur, fait soigneusement tinter tout ce qui s’y trouve avant de le dénicher, accroché par une ficelle à la porte du frigo ainsi qu’elle ne saurait l’ignorer. Bientôt onze ans qu’elle me rend visite dans ce petit appartement, quand même.

Abandonné après usage, le décapsuleur rend un bruit sourd en rencontrant la paroi du frigo. En quête maintenant d’un verre, elle n’est pas moins bruyante, ouvrant et refermant sans précaution toutes les portes de toutes les armoires de la cuisine, terminant par celle où sont rangés les verres et dont par ailleurs la porte est vitrée.

– T’es sûr que tu n’en veux pas une ?

– Non.

– Je peux te sucer, si tu veux. Tu t’occupes de ton dialogue et moi je te suce.

– C’est pas que ça me tente pas, mais tu ne crois pas que l’exercice virerait rapidement au monologue ?

Elle sourit.

J’aime quand je la fais sourire.

– Alors je vais me contenter de cette bouteille, dit-elle en la portant à sa bouche et sans cesser de sourire.

– Tu ne me facilites pas la tâche, tu sais.

– Tu crois ? Vraiment ?

– Oui, bon, suis-je bien obligé de reconnaître.

Un bref silence s’installe. Ses yeux noirs sont plantés dans les miens, fil tendu entre nous au long duquel ruisselle la confiance inconditionnelle qu’elle a en moi et qu’elle voudrait m’insuffler.

Je ne peux cependant me défaire de l’idée que l’amour dément que je lui porte – et qu’elle ignore – la rend aveugle.

– A quoi tu penses ?

– Je me demande si je n’aurais pas mieux fait d’écrire « Ce n’est pas que ça ne me tente pas ».

– C’est ce que tu as dit ?

– Non, je ne crois pas…

– Alors on s’en fout. Va de l’avant. Pour l’instant, va de l’avant. Il faut écrire avant de réécrire.

– Ha ? Est-ce bien certain ? Après tout on pourrait penser qu’il est préférable de réfléchir avant de fléchir.

Elle ne sourit pas cette fois. Je n’aime pas quand elle me regarde ainsi, l’air de penser que décidément il n’y a rien de bon à tirer de moi. Ce n’est pas ça pourtant, c’est seulement que ça ne sort pas. C’est là, mais ça refuse de sortir. Ou plutôt si, ça sort, mais alors ce n’est déjà plus ça. Comme un fruit qui à peine tombé de l’arbre deviendrait blet. L’oxydation accéléré des mots…

– Reviens au dialogue, tu veux.

Elle m’énerve.

– Et pense à mettre des liens.

– Pourquoi je mettrais des liens ?

– Simplement parce qu’on te le dit.

– …

– …

– Je vais te faire une confidence, dis-je alors, presque sans le vouloir. Quand tu n’es pas là, ce qui arrive souvent, il m’est impossible d’écrire. Je t’attends, je t’espère, je n’écris pas. Pas un mot. Rien. Rien qui vaille. Et je me déteste le jour de ne savoir me passer de toi. Et je me déteste la nuit de me lamenter sur mes incapacités et la vanité du temps qui passe. Et puis, à peine es-tu là, devant moi si belle, rayonnante, au point que ça me fait mal de te regarder, voilà, je n’ai plus d’autre envie que de me saisir de tes miches et te culbuter.

– Tu veux dire…

– Impossible d’écrire tellement je bande.

– Tellement tu bandes ?

– Tellement je bande, répétè-je, le souffle soudain un peu court.

– Tu sais quoi ? dit-elle après un court instant de réflexion. C’est toi qui vas me sucer. Pour commencer. Maintenant.

 

Source : Amusement