Déc 182010
 

Katarina erre dans son appartement au mobilier moderne, allume une cigarette, déplace les objets, se sert un verre, met un disque, abandonne le verre sur le disque, décide d’aller prendre une douche…

Franck entre, replace les objets à leur place, marmonne un reproche, laisse poindre un agacement…

Ils sont au milieu de la trentaine, s’aime et vive ensemble, sans enfant, depuis dix ans. Leur couple est criblé de petits ressentiments. Ils ne se supportent plus, cherchent la rupture, ce point où l’impossibilité de vivre ensemble sera plus forte que le besoin de l’autre. Ce besoin qui est ce que leur amour est devenu. Car ils s’aiment encore et c’est tout le problème.

Dans la salle de bain, Katarina brise une étagère en verre. L’espoir d’une soirée paisible vole en éclat. Le ton monte. Entre un tête à tête forcément infernal et une solitude qu’ils craignent tout autant, ils choisissent d’inviter un couple de voisins.

Lesquels vont être les témoins atterrés, puis les instruments et les victimes de l’inépuisable déchirement de ces amants impudiques, abandonnés à leurs démons. L’alcool aidant, d’enchère en surenchère, la violence – avant tout verbale et symbolique – deviendra paroxystique. Destruction méthodique de l’autre. Autodestruction et haine de soi.

Dämonen est un texte de Lars Norèn, dont je ne suis pas tout à fait certain qu’il aurait cette précision chirurgicale sans l’exceptionnelle mise en scène de Thomas Ostermeier, qui est donc parvenu à le sublimer – ou, plus probablement, à en extraire la part de sublime.

C’est que l’œuvre théâtrale est d’abord l’affaire d’une rencontre, celle qui a lieu entre un auteur, un metteur en scène et des comédiens. La fragilité artistique de l’un des membres de cette triade suffit  la plupart du temps à faire s’écrouler toute l’œuvre – n’en déplaise à la cohorte de metteurs en scène à l’ego hypertrophié (et Français le plus souvent) qui nous désespère à vouloir démontrer que la création théâtrale serait avant tout leur affaire. Non, l’œuvre théâtrale est une œuvre collective ou bien n’est pas.

Ostermeier adosse ici sa mise en scène à une scénographie époustouflante de simplicité. Un panneau sur un plateau tournant divise l’appartement en deux. D’un côté, le salon ; de l’autre, côté cour, la salle de bain, côté jardin, la chambre et l’entrée, et au centre, la cuisine, dont la paroi de verre donne par transparence sur le salon – et réciproquement. A ce dispositif tout en ouvertures et perspectives s’ajoutent, afin qu’aucun détail ne puisse échapper à des spectateurs transformés en voyeurs, des mini caméras, disposés en hauteur et dont les images sont projetées de part et d’autre du panneau central.

Ainsi, lorsque la scène se déroule dans le salon, l’on peut voir simultanément, comme par transparence, ce qui se déroule, hors scène, dans la chambre. Ou bien, alors que Katarina, de face , semble assister avec quelque amusement, et beaucoup de mépris, au flirt éhonté de Frank avec Jenna, la jeune femme du couple de voisins, elle ne peut nous dissimuler ses bras qui dans son dos s’entortillent nerveusement. Ou encore, ces glaçons que Frank  broie dans son poing, image projetée en très gros plan derrière lui, tandis qu’il feint d’être tout à son dialogue léger avec la même Jenna.

Mais l’on n’aurait pas ainsi accès à l’âme cachée des personnages, à leurs démons intérieurs, sans la performance formidable de quatre comédiens hors normes. Je les nomme, pour mémoire : Cathlen Gawlich (en alternance avec Brigitte Hobmeier), Eva Meckbach, Lars Eidinger et Tilman Stauß.

Au résultat, on assiste à un grand spectacle, la lente, longue et tragique agonie d’un couple, uni par l’amour, déchiré par l’incapacité à vivre ensemble. Quand tout de l’autre qui vous est indispensable vous est simultanément devenu insupportable. Tout de l’autre, et finalement tout de soi.

Source : Dämonen