Mai 262014
 

Ça commence à tourner sur les réseaux sociaux. Hier soir, à la suite des résultats désastreux des élections européennes, Jean-Luc Mélenchon a tenu une conférence de presse dans laquelle il a tenu des propos forts, marqués par l’émotion d’un homme de gauche blessé. « J’ai le coeur qui saigne ce soir en voyant dans quel état est mon beau pays », a-t-il commencé d’un ton grave. Il a enchainé de la manière suivante :

L’hégémonie culturelle, l’idée dominante, ce n’est pas que les financiers sont les responsables de la crise. Par toutes sortes de moyens, d’aucuns ont réussi à imposer l’idée que c’était les immigrés, que c’était les moeurs, que c’était la nature du mariage qui posaient problème dans ce pays. Si bien que, en France comme dans de nombreux autres pays d’Europe, c’est une vague brune qui se lève. L’Histoire qui vient à notre rencontre est celle assez déprimante d’un vieux continent incapable de sortir de ses crises autrement qu’en inventant des désastres immenses de civilisation. On permettra au moins un instant qu’on fasse pas semblant de se dire que tout continue comme avant, parce qu’en vérité rien ne continuera comme avant. Comment en sommes-nous arrivés là, nous autres Français, et nous autres à gauche ? 

Je me suis dis  : « Enfin ! Cet homme intelligent, d’une grande culture politique, a enfin compris son erreur, ou du moins va-t-il enfin se remettre en cause, remettre en cause sa stratégie politique, voir enfin la gauche comme elle et non plus comme il la rêve. »

C’est que la vérité se révélait une fois de plus clairement dans les urnes : même avec un Parti Socialiste au plus bas (14 %), celui-ci restait la première force à gauche, loin devant EELV (8,9 %), et plus loin encore devant un Front de Gauche (6,5 %) et Nouvelle Donne (2,9 %).

Une élection après l’autre, le Front de Gauche représente au sein de la gauche moins que la moitié de ce que représente le Parti Socialiste. Et pourtant, cette fois-ci, la gauche dans son ensemble ne représente plus qu’un petit tiers de l’électorat.

Oui, bien entendu, le niveau de l’abstention atteint presque  les 60 %. Mais voilà, l’IFOP a réalisé une étude auprès des abstentionnistes, leur demandant ce qu’ils auraient tout de même voté si le vote avait été obligatoire. Les résultats sabrent le fantasme que le Front de Gauche disposerait dans l’abstention d’un véritable levier électoral : le poids électoral des différentes formations politiques est comparable au sein des abstentionnistes à ce qu’il est parmi les électeurs qui se sont effectivement exprimés. En particulier, les rapports de force au sein de la gauche y sont du même ordre.

On se souvient encore que Jean-Luc Mélenchon avait pour objectifs d’être le cauchemar du Front National, de reconquérir le vote des classes défavorisées et de devenir la première force de la gauche. Au résultat, le Front National obtient quatre fois le score du Front de Gauche, et fait un tabac chez les chômeurs (37 %, contre 1 % pour le FdG – et 14 % pour le PS), les employés (38 %, contre 5 % pour le FdG – et 16 % pour le PS) et les ouvriers (43 %, contre 8 % pour le FdG – 8% également pour le PS), selon IPSOS.

Je répète, parce que c’est important. Parmi les chômeurs, le Front de Gauche recueille 1 % des suffrages, contre 37 % au Front National et 14 % au Parti Socialiste !

Bref, on se disait que Jean-Luc Mélenchon avait enfin reçu le message.

Il est clair que la responsabilité échoit d’abord à ceux qui lorsque les évènements s’avançaient nous ont volé les mots pour les penser. Lorsqu’on ose appeler gauche une politique économique de droite, lorsqu’on ose se dire héritiers de Jean Jaurès au moment où l’on allonge l’âge du départ à la retraite, lorsque l’on prétend défendre un modèle social au moment même où on le détruit, alors oui les mots n’ont plus de sens et dès lors il est difficile de penser le futur. De toutes les fautes innombrables commise par cette équipe qui est à l’Elysée, la faute, le crime le plus impardonnable est de nous avoir volé les mots.

L’affaire était entendu. Jean-Luc Mélenchon n’avait rien compris, qui persistait à vouloir penser que la gauche lui appartenait, qu’il lui appartenait à lui et à lui seul de définir ce qu’était la gauche. A lui plutôt qu’aux citoyens français, aux électeurs.

Or si le fait est que nous sommes quelques-uns, et pas seulement au Front de Gauche, à penser que François Hollande ne conduit pas la politique de gauche dont on rêve, le fait est que la première force politique de la gauche reste le PS (par la volonté des électeurs) et au sein même du PS les tenants d’une ligne sociale-démocrate demeurent largement majoritaire (par la volonté des militants). On peut rêver que cela soit autrement, mais en politique il est suicidaire de prendre ses rêves pour la réalité, et nier cette dernière, à savoir que le centre de gravité électoral de la gauche en France est, depuis quelques décennies et aujourd’hui encore, proche de François Hollande.

Et ce n’est pas parce qu’autour de ce centre de gravité il y a beaucoup de gens de gauche qui contestent la politique de Hollande qu’ils seraient d’accord entre eux pour en mener une autre : ça n’est tout simplement pas le cas.  Il est facile de faire les comptes : EELV reste plus proche du PS que du PG de Mélenchon, LO vomit le PG, NPA également, Nouvelle Donne ne supporte pas Mélenchon et même le PCF en a sa claque. Et au sein même du PG, les militants sont à couteaux tirés, les uns contre les autres. Il est nécessaire de commencer par accepter cette réalité pour être en mesure de la changer. Nier la réalité, c’est se rendre impuissant à agir sur le réel et le transformer.

La gauche ne représente désormais en France qu’un tiers de l’électorat. Mais pour Jean-Luc Mélenchon, ce n’est pas assez de cette tristesse. Une petite moitié d’entre eux seraient des usurpateurs, des criminels voleurs de mots, indignes de la gauche. Dit autrement, la gauche en France ce n’est pas 32 %, ce qui est déjà désastreux, il faut encore enlever les 14 % du Parti Socialiste. Reste 18 %. Maximum.

Parce que le camarade Mélenchon n’est visiblement pas très loin non plus de bannir EELV du champ de la gauche. Du moins comprend-on aisément que leur tour viendrait bien vite, si l’idée leur prenait de ne pas filer doux :

Bon, nous avons stabilisé nos voix. Mais le reste de la gauche est en déroute. J’ai entendu dire tout à l’heure que la stratégie d’opposition de gauche était un échec, mais je ne vois pas que celle du zigzag ait été un succès, ils ont perdu la moitié de leurs voix – pour parler de nos amis d’Europe Ecologie les Verts.

Pour un peu, et si n’était donc le score du FN qui l’émeut tout de même un peu, le camarade Mélenchon avec ses 6,3 % crierait victoire – oubliant au passage que les 8,9 % d’EELV, qui lui sont tout de même supérieurs, pourrait aussi bien être la sanction d’une sortie du gouvernement que certains électeurs écologistes auraient finalement peu appréciée…

La gauche est en déroute. Toute la gauche. Y compris le Front de Gauche dont la stratégie d’opposition à gauche, de fracturation de la gauche, d’amputation de la gauche d’une partie d’elle-même est un échec. Y compris le Parti Socialiste, qui est une partie de la gauche et demeure sa plus grosse partie. Que cela plaise ou non.

Parce qu’en vérité la gauche est en chacun de nous tout à la fois l’ensemble de ses propres contradictions. Que l’on vote PS, EELV ou FdG, ce n’est finalement qu’une question de dosage des priorités, de cette manière que chacun a de résoudre pour lui-même ces contradictions que nous partageons, entre prise en compte des réalités et des contraintes, impatience devant les urgences, intolérance devant les injustices. Nous pouvons chacun penser que l’autre fait un mauvais choix, et alors, comme nous l’avons toujours fait, nous nous engueulons. L’erreur, fatale, à ne pas commettre est dans l’exclusion et le bannissement, quand l’un rejette l’autre de la gauche, s’en appropriant le mot et donnant du voleur et du criminel à celui qui persiste à s’en réclamer.

Il faut absolument que nous réussissions le rassemblement de ceux qui veulent rompre avec cette politique d’austérité à gauche. Il le faut absolument. Le Front de Gauche ne réclame rien pour lui, ni honneur, ni titre, rien. Rien sinon cette union dans la clarté qui permette à notre pays d’avoir une alternative, qui ne soit pas enfermée dans cette tenaille diabolique, ou bien être d’accord avec la main qui nous frappe, ou bien être enfermé dans le même camp que la main qui nous frappera encore plus durement demain si on lui laissait le pouvoir de le faire.

La contradiction que j’évoquais. Cette tenaille diabolique. Jean-Luc Mélenchon en est donc bien conscient. Que n’accorde-t-il pas à chacun à gauche, pris dans cette tenaille, de faire ses propres choix sans avoir à risquer l’excommunication ?

Union dans la clarté, dit-il. Mais voilà, il commence l’union par une exclusion, réclamant à une gauche exsangue de s’amputer de plein gré de la plus grosse part de ses maigres forces.

Et pour toute clarté, dans cette union qu’il appelle de ses voeux, la voix étranglée par une sincère émotion, il ne propose qu’un rassemblement de ceux qui sont contre. Cela ne constitue pas une alternative. Amalgamer des « non », même en restreignant l’amalgame à la gauche, ça n’a jamais constitué une force politique cohérente. C’est pourtant là toute la stratégie politique de Jean-Luc Mélenchon, et ça ne repose sur rien d’autre qu’une illusion, une vision de l’esprit, du vent. Un tragique aveuglement.

Et voilà donc où nous en sommes. Le Front National a obtenu 25% des suffrages, la gauche toute entière et divisée en quatre morceaux en a obtenu 33%. Alors oui, je partage l’émotion du camarade Mélenchon quand il dit :

Je forme le voeu que l’idéal qui a toujours été celui des Français, qui fait leur identité, Liberté Egalité Fraternité, n’aille pas être abaissé et avili dans cette expérience hasardeuse et calamiteuse que propose le Front National – et l’UMP qui pour finir n’en est que le petit répétiteur. […] Nous sommes et resterons unis, nous sommes le point d’appui du futur, la force qui ne chancelle jamais, qui se relève toujours, y compris de ses difficultés internes.

Nous. Nous, la gauche. Nous resterons unis. Nous sommes le point d’appui du futur et nous nous relèverons. Ne permettons pas que la France soit autre chose que ce qu’elle est dans le cœur du monde entier.

Nous ! Pas juste toi, Jean-Luc. Pas juste toi et quelques autres que tu auras bien soigneusement sélectionnés, jugés dignes d’être la gauche.

La gauche, elle ne t’appartient pas, Jean-Luc. Et l’on ne saurait te la voler !